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Photo du rédacteurBenoît Bérard

Transatlantique

Dernière mise à jour : 3 mars 2024

DISPARAÎTRE DERRIÈRE L'HORIZON


Avant-propos


Ce texte est à la fois un journal de bord où j’y relate certains des événements qui ont marqué cette traversée mais est aussi un prétexte pour distiller quelques-uns des apprentissages dans le domaine de la voile que j’ai eu le privilège de recevoir et que je souhaite partager en retour.


Il est narratif, surtout. Descriptif, parfois. Et évocateur, souvent.


Ainsi je me suis à maintes reprises surpris à ouvrir des portes vers des pensées dont j’ai parfois eu toutes les peines à freiner la course tant - par le jeux des analogies et de l’environnement dans lequel je me trouvais - elles m’incitaient à en ouvrir d’autres. Comme une manière de m’extraire un peu de cet univers certes incroyablement beau et captivant, mais aussi particulièrement hostile et monotone. Des portes vers une diversité et une richesse que j’ai fini par puiser à l’intérieur, quitte à forcer un peu la cohabitation de mondes et de styles. Comme une chambre d’enfant dont les jouets qui jonchent encore le sol, sont les témoins apparemment sans liens d’histoires appartenant à des univers imperméables.


En résultent une impression de m’être parfois un peu éloigné du sujet central de cet article, d’avoir été tenté de repousser les frontières déjà immenses de cet océan, et en fin de compte, d’avoir eu comme seul prétexte et ligne conductrice, ces treize jours passés à traverser l’Atlantique.


Légèrement décousu de mes pensées vagabondes,

J’espère que vous parviendrez, vous aussi, à vous accrocher à ce fil…


***


J’en avais rêvé depuis des mois.


Disparaître derrière l’horizon.


Alors que nous libérons Omaya des derniers liens qui l’entravent, sous les encouragements sonores des personnes venues assister à notre départ, nous mettons enfin le cap dans l’axe de la course du soleil.


Nous plongeons dans le cœur de l’océan.


La lumière d’un rêve qui un jour s’allume dans les yeux du marin.

Ou dans ceux du pèlerin qui voit son chemin s’évanouir au pied des falaises.

Le regard perdu dans ceux de l’océan.

Une étincelle, une pâle lueur, une étoile qui accompagne le soleil bien après l’aube.

Et qui ne s’éteindra plus.


Malgré les années qui nous séparent, cette même lumière nous rassemble.

Celle d’Oded brille depuis bien plus longtemps que la mienne. Pour cette raison, certainement, je ne prends pas toute la mesure de ce que nous nous apprêtons à accomplir. C’est la plus vaste des plus courtes manières de relier deux continents sans toucher terre. L’océan Pacifique est bien plus étendu, certes, mais la multitude d’îlots qui parsèment son territoire permet de régulières escales.


Quelques vitamines dont nous aurons bien besoin durant cette traversée.

Les premiers jours de traversée nous offrent des conditions de navigation idéales et nous permettent de réviser toutes nos gammes. Nous commençons par le butterfly ; le jib est ouvert sur l’un des côtés et maintenu au mât avec une longue perche en aluminium tandis que la grand-voile s’étend de l’autre, comme les ailes d’un papillon. C’est le dispositif classique d’une transatlantique car les alizés soufflent d’est en ouest. Ce n’est pas un hasard si les trois-mâts de l’âge des grands navigateurs possédaient des voilures perpendiculaires à l’axe de la proue. Tout comme les drakkars vikings d’ailleurs. Le vent dans le dos, c’est ce que l’on appelle naviguer au portant. Le bateau bénéficie ainsi d’une stabilité plus grande, même si ce n’est pas ainsi qu’il peut battre des records de vitesse. Mais la nature nous réserve d’autres projets…


Très vite, l’angle des vents évolue. Si nous voulons garder notre cap, nous devons réorienter les voiles. Chaque changement demande beaucoup de travail et une concentration accrue, car se balader sur le pont dans ces conditions ne tolère aucune erreur, même si lors de chaque sortie nous nous attachons solidement à la ligne de vie. Plus de nonante pour-cent des décès en mer sont dûs à une chute par-dessus bord, souvent la braguette ouverte ! Une homme averti… sait à quoi se tenir !

Fait exceptionnel, les vents se stabilisent aux alentours des nonante degrés tribord. Il faut imaginer les voiles d’un navire comme les ailes d’un avion, sauf qu’elles sont positionnées à la verticale. Grâce aux lois des flux d’air ainsi que des pressions négatives et positives qu’ils engendrent, couplés à la contre-force de la quille sous l’eau, ces conditions que personne n’attendait nous permettent de nous envoler. Ainsi, la voile avant (que ce soit le jib ou le code 0) et la grand-voile sont orientées du même côté de la coque, théoriquement parallèlement l’une à l’autre. Cela se poursuit pendant les premiers jours. Nous filons sur l’eau. Très vite, nous laissons les quelques voiliers partis en début de matinée, voire la veille, derrière nous.


L’intérieur d’Omaya offre un confort dont la majorité des embarcations que nous avons vues ne peuvent se targuer. Mais une fois lancés à l’assaut des flots, on ne peut pas affirmer que l’on en profite vraiment. C’est un peu comme attaquer l'ascension d’une montagne sous une pluie battante avec un sac-à-dos neuf. Les seules fois où nous descendons sous le pont c’est pour cuisiner, faire la vaisselle, aller aux toilettes ou s’allonger par tranches de trois heures, jamais davantage. Et encore, je préfère dormir à l’extérieur, quelles que soient les conditions. Ainsi, sur vingt-quatre heures, j’en passe au moins dix-sept dans le cockpit. Outre celles consacrées à naviguer au sens strict du terme, je prends le temps de lire, de penser en regardant l’océan, d’écouter de la musique et d’écrire. Chaque jour, j’alimente un petit carnet de bord dans lequel je résume la journée écoulée. J’y note également mes observations, mes pensées, mes réflexions, quelques statistiques et fun facts dont je vous ferai part lorsqu’Argo touchera à son terme. Je griffonne aussi quelques croquis de voile pour ne pas oublier l’essentiel des apprentissages dont je bénéficie grâce au savoir très étendu d’Oded.


Après des semaines où le ciel et l’océan se sont évertués à me montrer lequel des deux nuance les bleus avec le plus d’intensité, de profondeur et de finesse, quelques nuages s’invitent pour arbitrer la partie. Des escadrons de poissons-volants surgissent régulièrement des flots, découpant les embruns en de longues envolées aussi légères que l’élément dans lequel ils s’invitent quelques instants. Quelle élégante manière d’échapper à la menace qui plane sur eux dans les eaux agitées de cet océan qui n’en finit pas !

La couche de stratus s’intensifie à mesure que les heures défilent. Seuls quelques puissants rayons parviennent à en déchirer l’épaisseur. Nous progressons sous les feux des projecteurs d’une nature qui nous rappelle sans cesse à notre humilité face aux impressionnantes démonstrations dont elle fait étale.


Au cinquième jour de notre traversée, le vent forcit encore. Au lieu des quinze-vingt noeuds auxquels nous pouvions raisonnablement nous attendre, il s’installe confortablement autour des trente noeuds. Reflet solidaire, l’océan se creuse à son tour, dénouant sa surface en d’innombrables et tortueuses vagues. Il se démonte. Modèle de calme et de persévérance, Omaya, impassible, fait fi des éléments qui se déchaînent. Elle maintient tant bien que mal le cap que nous lui avons donné au gré d’innombrables acrobaties. Il n’est pas rare que l’arrête bâbord de la coque s’immerge complètement sous la surface en de bruyants remous capables d’arracher quiconque se tiendrait sur leur passage. Les angles qu’elle s’autorise parfois sont impressionnants, mais elle est conçue pour supporter de telles contraintes. Nous, un peu moins…


Vivre à bord dans ces conditions n’a rien de banal, surtout lorsque cette météo se maintient sur plusieurs jours. Le plus difficile n’est pas vraiment de trouver les dispositifs adaptés du point de vue technique, c’est davantage d’effectuer tous les gestes du quotidien. Vivre ici est un projet à plein temps. On ne dort presque pas, se déplacer relève de l’effort. Il faut sans cesse anticiper les mouvements du bateau au risque d’être projeté contre une paroi ou une arête tranchante, voire de passer par-dessus bord. Cuisiner prend trois fois plus de temps que dans des conditions normales. Ce matin, j’ai mis quinze minutes à tartiner quatre tranches de pain (avec de la purée d’amande bien sûr !). Hier, une heure et demie pour préparer un dîner somme toute assez standard. La tentation serait grande de se contenter de snacks disparates tout au long de la journée, mais nous avons à coeur de faire des repas, des instants de partage conviviaux et réconfortants. Comme pour Shabbat (vendredi soir) où Oded, quelque soient les conditions, façonne deux délicieux pains à la mie souple et aérée. Nous concoctons un vrai bon repas que nous dégustons sur une nappe, quitte à utiliser chacun une de nos mains pour ne pas qu’elle s’envole… Cela a un vrai impact positif sur notre moral et particulièrement sur celui de Ruby, notre nouvel invité pour cette transatlantique. Il nous confie que s’il pouvait appeler un hélicoptère qui viendrait immédiatement le soustraire à ce que nous sommes en train d’endurer, il le ferait sans hésiter. Mais ici, l’abandon ne fait pas partie de l’équation. Nous avons passé un pacte avec l’océan, nous n’avons pas d’autre choix que celui de nous y tenir, jusqu’au bout !


C’est derrière un rideau de nuages que depuis quelques nuits la lune se déshabille, dévoilant ses harmonieuses rondeurs aux seules étoiles, confortablement installées dans un coin de l’espace. Presque aveugle, je distingue à peine l’océan qui poursuit ses bruyantes œuvres. Seules quelques ombres tranchantes aux reflets d’obsidienne habillent le vent qui rugit dans le bastingage, laissant dans son lourd sillage un air humide, gras et collant.


Une fois les terres laissées loin derrière nous et à mesure que nous nous approchons du cœur de l'océan, nous savons que nous sommes à la merci de ces fameux squalls, sortes de mini-cellules orageuses qui charrient vents violents et se drapent de pluies battantes (en français, ils se traduiraient par « rafales » ou « grains », mais comme ces équivalents ne me convainquent guère, je continuerai d’employer le mot anglais dans la suite de cet article !).

De jour, nous les apercevons à l’horizon. Théoriquement, nous pourrions même les identifier grâce au radar. Ils prennent la forme d’un amas de nuages aux contours précis sur le dessus et qui se délavent à mesure que leur rideau de pluie descend à l’horizon. Lorsque nous sentons leur respiration glaciale sur nos talons, c’est le premier signe qu’ils sont prêts à fondre sur nous, promesse d’une impitoyable poigne dont ils ne lâcheront l’étreinte qu’au prix d’un court mais intense combat que nous essayons à tout prix d’éviter, en slalomant entre-eux, quitte à dévier légèrement de notre course.


Au matin du septième jour, nous y sommes enfin !


Au cœur de l’Atlantique.


Plus de mille milles à une allure incroyable.


En cette fin de matinée, le ciel déploie un nouvel empire, espace où les bleus sont rois et dont seuls quelques avides squalls qui rôdent autour d’Omaya, tels des prédateurs affamés, revendiquent la suprématie. Encore un peu sous le coup de l’euphorie et poussés par l’envie d’accroître notre vitesse grâce aux conditions qui semblent s’apaiser, nous augmentons légèrement notre voilure, passant du ris numéro deux au un. Grâce à un ingénieux système de cordages qui va et vient dans la baume et le mât, ce système permet d’ajuster la hauteur de la grand-voile et donc sa surface de prise au vent en fonction des conditions. Plus le vent est fort, plus elle doit être réduite. Mais à peine ces adaptations effectuées et à cause du changement de cap que nous venons d’opérer en fonction des nouveaux modèles météorologiques, le squall qui patrouillait près de nous et que nous pensions être sur le point de relâcher sa vigilance, fonce en fait droit sur nous. En moins de temps qu’il ne faut pour le réaliser, figés par son souffle glacial, il nous balance sur le ring et nous cogne fort.


Très fort.


Je me jette sur le winch pour tenter de ferler le jib, Oded prend la barre. Des vents d’une violence inouïe font claquer le gréement avec fracas. Du coin de l’œil, j’aperçois une vitesse de quarante-cinq noeuds sur l’écran de contrôle. La baume fauche l’air de bâbord à tribord à au moins deux reprises. Les cordages fouettent.


L’océan bouillonne.


M’accrochant de toutes mes forces de la main gauche à un des chandeliers du bastingage, je suis quasiment suspendu dans le vide tellement l’angle de la coque est insensé, au moins quarante-cinq degrés, en témoigne la bille de l’indicateur qui ne va pas plus haut. Malgré l’urgence de la situation, on communique de manière calme et concise, Oded me donne des ordres précis que je parviens tout juste à distinguer dans cette tourmente.


L’objectif est simple. Ferler complètement le jib et réduire la surface de la grand-voile en passant du ris un au ris deux. Puis attendre que l’orage passe. Cette expression n’aura jamais pris autant de sens.


Aussi vite que mon bras droit me le permet, et à chaque fois que le vent libère un peu de tension sur la voile, j’enroule petit à petit le jib. À alternance régulière, je me prends des claques d’eau salée dans la figure. La pluie battante crible les verres de mes lunettes déjà abîmés par l’air salé après ces presque deux mois au contact de la mer. Je n’y vois rien ! Je lutte de toutes mes forces. Encore sous le coup de ce qui vient d’arriver, Ruby sort finalement de sa torpeur au bon moment et m’aide à manipuler les trois cordages permettant de changer de ris. Et puis…


Le squall relâche enfin son emprise.

Nous abandonnant là,

Marionettes désarticulées sous un soleil revenu.

Un ciel d’azur.


Un nuage qui s’éloigne au galop,

Ne laissant dans son sillage que le silence.

Et le bruit des vagues qui reprennent leur course,

Imperturbables.


Le constat est sans appel. Deux traverses de la grand-voile ont été expulsées et ne tiennent plus qu’à un fil. Simple hasard ou évidente corrélation, le moteur du bateau meurt à bas régime. Une après-midi entière de réparation, puis la matinée suivante, toutes deux ponctuées par quelques squalls de moindre envergure. Une nouvelle leçon que nous ne sommes pas prêts d’oublier, nous rappelant une fois de plus à quel point nous sommes vulnérables et fragiles face aux forces conjuguées de deux mondes, à la frontière desquels, sur un fil, nous demandons humblement la permission d’avancer.


Un de ces fameux squalls !

Neuvième jour de traversée.


Dans le ciel, des nuages de suggestions. Célestes chimères, goguenardes loutres et autres éphémères rhinocéros.

Comme sorties de nulle part, d’infatigables « hirondelles aquatiques » fusent au ras de l’eau et prennent, dans l’ombre des vagues, des virages aussi serrés que leur impose le relief escarpé de l’océan.


Je me surprends à penser que j’avais toujours considéré les quatre éléments comme des constituants peu ordonnés dans le monde qui nous entoure. Un champ aux sillons réguliers qui convergent à l’horizon, un lac à la surface diaphane, une chevelure blonde qui avait rendez-vous avec le vent ou un feu de branches de sapin qui soudain devient centre, attirant les regards d’une assemblée aux visages mordorés qui, sous une pluie d’étoiles, discutent des choses de ce monde.


Depuis la nuit des temps.


Il m’aura fallu voyager par-delà le centre de l’Atlantique pour les considérer enfin dans leur verticalité, superposés les uns sur les autres. Le feu qui bouillonne au centre de notre planète, la terre en de multiples variations, l’eau de l’océan sur lequel danse Omaya, l’air dans chaque recoin du ciel qui respire jusqu’à l’atmosphère.


Et au-delà, l’espace.

Ouvrant la porte à un cinquième élément…


Constellation est aussi matière.

Ce sont des éléments.


C’est d’abord l’eau - source de toute chose - qui entre la première en scène et donne vie à cette première partie d’expédition. Des eaux glaciales et rugissantes du Golf du Lion qui aurait pu m’engloutir à celles de l’océan Atlantique qui s’étend en une infinie patience. Innombrables mers englouties en termes génériques par ces énigmatiques « jalonneurs ». Deltas, fleuves et rivières en fidèles compagnons que je longerai et traverserai. Torrents impétueux comme autant d’invitations à les franchir à gué ou en équilibre sur des troncs de fortune. Ruisseaux bucoliques aux encourageants reflets. Lacs turquoises et flaques en travers du chemin. Glaciers endormis, éperons neigeux, pluie battante ou flocons soufflés par le vent. Crachin et brouillard. Et quelques inévitables larmes au goût d’océan, comme autant de lettres pour écrire au fond de moi des mots qui rassurent et me relèvent. Reflets de l’impermanence, éphémères perles de rosée. Espoir.


Puis vient la terre comme un élan de richesse, de textures et de couleurs. Écrin des deux dernières épreuves de cette expédition. C’est le sable des plages de Floride et celui des déserts. Comme un murmure de l’aridité dont je devrai venir à bout. Ce sont les plaines de l’Alabama, du Mississippi et de la Louisiane, les prairies de jonquilles et les clairières abandonnées. Ce sont des collines de printemps et des forêts d’automne. Des séquoias aux allures de géants. De patientes roches venues des profondeurs et « soudain » propulsées au sommet. Des vallées secrètes, des canyons, des gorges et des combes. Cols, crêtes et pics. Sierras et montagnes de haute altitude. Et pour des milliers des kilomètres, ce sol qui ne cessera de se dérober à chaque coup de pédale, à chacun de mes pas, comme autant de symboles du chemin intérieur que je parcours. Jalons fuyants du présent. Terreau de mon avenir. Racines.


L’air n’est pas la troisième pièce de ce puzzle. Il est à la fois omniprésent et insaisissable. Il est la bise qui m’accompagne de la porte d’un immeuble de la rue du Parc à la gare de La Chaux-de-Fonds en cette fin d’après-midi de novembre, le mistral qui a soufflé trop fort, les alizés qui gonflent les voiles d’Omaya alors que j’écris ces lignes. Il est celui qui me porte par-delà les mers et l’océan. Celui qui fait l’objet de tous nos égards, à chaque instant, alors que nous naviguons. Il est force et direction. Réel ou apparent. Il est probablement celui contre lequel je pesterai parfois lors de ma traversée des États-Unis d’est en ouest car il est à prédominance inverse. Au printemps revenu, il est de ceux qui aiment lancer quelques dévastatrices toupies dans les plaines des États du Sud. Il souffle le chaud et le froid. Il dort, murmure, caresse, fredonne, chante, gronde, rugit et hurle. Il annonce la pluie, l’orage et la neige. Il est source d'oxygène si précieux à la vie sur Terre. Et à travers des lois opaques dont lui seul détient le secret, colporte à travers une collection d’odeurs, ancrée en chacun de nous, une myriades de souvenirs et d’instants qui soudain surgissent de notre mémoire, prêts à nous saisir, nous emporter ou nous tordre le ventre. Comme l’odeur d’un sous-bois humide qui se réchauffe au soleil d’avril, celle de ma rue où des dizaines d’hirondelles virevoltent après un orage du mois d’août ou celle qui pénètre subtilement en moi alors que mes pas craquent au contact de la fine couche de neige déposée durant une nuit de février. Humus et pétrichor. Réminiscence.


Et enfin vient le feu, plus fuyant que les autres, mais dont la présence est indissociable de chacune des étapes de mon aventure. C’est le soleil avant tout qui, par sa sempiternelle course, matérialise le temps qui passe en jours, nuits et saisons. Rares repères de cette transatlantique qui, sans lui, prendrait la forme d’un éternel purgatoire au goût d’éternité. C’est sa lumière pour me guider fidèlement quand ce n’est pas à la lune qu’il en confie la précieuse garde. Ce sont aussi les incendies qui ravagent chaque année des hectares de forêts en Californie et qu’à défaut de combattre, pour une fois, il me faudra contourner. Et la foudre qui, à mesure que je longerai les crêtes du Pacifique durant les mois chauds de l’été, sera une menace constante à évaluer. C’est le feu qui jaillit de la cuisinière à pivot à bord d’Omaya, alors que tout le monde dort, et qui fait siffler la bouilloire, promesse de chaleur au creux de mes mains pour mon quart à venir. Celui de mon réchaud aussi qui ne me quittera plus pendant des mois et la petite braise qui rougeoie au bout de la cigarette que j’allume encore de temps en temps. Et bien sûr enfin, comment ne pas évoquer celui qui crépite au coeur de la nuit en autant de flammes qui s’élèvent vers le ciel, repoussant la clarté des étoiles jusqu’au firmament. Dernier sursaut d’orgueil avant de plonger dans un lent sommeil, cédant peu à peu aux innombrables constellations qui scintillent au fond de l’espace, l’attention qu’il avait subtilement détournée, le temps de me réconforter. Symbole.


Le cosmos que je ne me hasarderais pas à citer comme étant le cinquième. Domaine de l’impalpable, royaume de l’infini et lieu de rencontre où chaque soir, des millions de regards convergent pour y puiser réponses, apaisement, relativité ou espoir ; y noyer des milliards de questions comme autant de bouteilles à la mer, dans un noir aussi bleu que l’océan où brillent peut-être, les âmes de ceux qui nous ont quittés. Étoiles.


Douzième jour de navigation.


Un peu plus de trois cents milles nous séparent des Caraïbes. Comme un rappel à ne pas relâcher notre vigilance - alors qu’une sensation d’accomplissement grandit mais à laquelle nous n’osons pas encore croire - une bonne dizaine de squalls nous encerclent dès le petit matin. Dans leur sillage, après nous avoir encore à plusieurs reprises sauvagement secoués, apparaissent une multitude d’arcs-en-ciel aux couleurs aussi intenses que la violence de leur étreinte.


Oh my god ! A double rainbow !

Après deux jours de relative accalmie, l’océan a repris ses oeuvres et broie la surface avec force, en témoigne les innombrables crêtes blanches qui se forment au sommet des vagues qui s’entrechoquent de manière apparemment désordonnée. Depuis quelques heures, des bancs de sargasses - algues brunâtres qui prolifèrent malheureusement de ce côté de l’Atlantique - sont de plus en plus nombreux et marbrent la surface bleue marine. Un autre signe des changements climatiques qui s’opèrent sur notre planète.


Dernier jour de traversée.


Décidé à ne pas nous offrir le moindre répit, l’Atlantique nous met une dernière fois à l’épreuve dans les dernières heures qui précèdent notre arrivée aux Antilles françaises. Un puissant courant de face ralentit notre progression avec force et détermination. Ce n’est non sans me rappeler les conditions que nous avions rencontrées lorsque nous nous étions extirpés du détroit de Gibraltar. De terribles lames s’écrasent contre les flancs d’Omaya et il n’est pas rare que l’une d’entre-elles finisse sa course dans le cockpit, inondant tout sur son passage et fouettant notre visage avec autant d’eau que de sel.


Land ahoy !


À l’horizon enfin, de frêles contours se dessinent, offrant à nos yeux une diversité à laquelle nous accrocher après presque deux semaines d’une horizontalité sans le moindre rival pour défier sa suprématie. Comme un mirage qui bascule dans la réalité, la Martinique dévoile peu à peu ses harmonieuses formes. Courbes de douceur à son corps alangui, reliefs arrondis à la végétation luxuriante, baignant dans la même lumière que celle des origines d’un monde enfin retrouvé.


4087 kilomètres

De cet océan qui m’a fait me sentir si petit

Mais à la fois si grand.


323 heures

Pour surgir de l’autre côté de l’horizon,

Ne laissant derrière moi que l’immensité.


En attendant ma prochaine

Disparition.




Courte vidéo de ma traversée de l'Atlantique disponible sur YouTube en cliquant sur ce lien.


L’île de la Martinique est en vue après plus de 13 jours sans terre à l’horizon.

Pièce à vivre à la marina, machine à laver au fil de l’océan.

Contre-plongée vers le ciel !

Pêcher au milieu de l’océan n’est pas vraiment un loisir mais plutôt une manière d’apporter quelques protéines bienvenues à notre régime alimentaire. Ici, Ruby et notre seul et unique mahi-mahi (dorade coryphène).

Tombée du jour sur l’océan.

Il faut quand même que je mette une petite photo de moi de temps en temps ;-)

Et de l’équipage ! À gauche Oded, Ruby est à droite.


Omaya broadcast of the day ! Moment de rigolade, chaque matin, lors de notre petit point sur l'état de notre avancée.




SOLUTION DU CONCOURS


Bravo aux valeureux-ses participant-e-s !


Calculer la distance théorique de l’horizon depuis le sommet du Pico da Cruz.


Hauteur du Pico da Cruz : 1,585km = 1585m

Hauteur de mes yeux depuis le sol : 1,70m (3cm de semelle prise en compte, bien vu Christian !)

Hauteur de mes yeux depuis la surface de l’eau au sommet du Pico : 1585 + 1,70 = 1586,70m


Calcul :

2,1 · racine carrée de 1586,70 = 83,6501 milles nautiques


Réponse en kilomètres :

83,649 · 1,852 = 154,920 kilomètres


Réponse acceptée (avec une marge d’erreur de 10cm) : entre 154,915 et 154,925 kilomètres

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10 Comments

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Guest
Feb 25, 2024
Rated 5 out of 5 stars.

En naviguant vers Madère, j'ai également dû jongler avec les mouvements du bateau pour trouver une position confortable et terminer la lecture de ton récit ! Je dois avouer que beaucoup de passages ont résonné avec moi. Aucune de mes photos ne saisit l'essence de l'océan aussi fidèlement et profondément que ta description, tout simplement magnifique !

Au bout du compte, tout s'aligne merveilleusement bien…

Ta rencontre avec Oded a véritablement enrichi ton aventure, c’est le genre de rencontre qui, tout en nous laissant identiques en surface, nous transforment imperceptiblement.

Merci pour ce partage authentique.

Marine ;)

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Benoît Bérard
Benoît Bérard
Feb 26, 2024
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Ça me fait très plaisir de te lire ici également et merci d’avoir trouvé un peu d’espace, entre deux vagues, pour me lire et rédiger ce commentaire que j’ai réellement eu beaucoup de plaisir à lire. Cela me touche d’autant plus qu’il vient d’une « marine » chevronnée et bien au fait des affaires de l’océan. Merci pour ces inspirants et encourageants compliments. Bien en pensées avec vous pour la suite de votre aventure. Je me réjouis de te lire à travers tes dessins que je trouve toujours aussi super. Salue bien Guillaume de ma part !

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Guest
Feb 15, 2024

C'est passionnant et émouvant! J'arrive a peine a imaginer comment se construit ton reçit dans te telles conditions, et en même temps ont sent cet espace de création qui se libère en toi chaque jour un peu plus...

Merci pour ce partage immersif !

Ta sœur, Camille

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Benoît Bérard
Benoît Bérard
Feb 17, 2024
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Coucou Filole !

Merci pour ton petit mot 🥰 C’est vrai, il y a des moments où taper le texte était un vrai défi ! Pour plaisanter on disait que j’ouvrais mon bureau. Voici la procédure à suivre :

1. Tituber jusqu’à la table

2. Mettre un set antiglisse sur la table.

2. Y déposer l’Ipad fermé.

3. S’assoir tant bien que mal

4. Le tenir d’une main, taper de l’autre !

5. Éviter les éclaboussures des vagues (ça n’a pas toujours fonctionné 😂)

Gros bisous à toi et mes petites nièces 😘

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Guest
Feb 10, 2024
Rated 5 out of 5 stars.

Salut Benoît,

Tu associes l'action à l'expression avec brio ! C'est pour moi un plaisir renouvelé à chaque étape de ton voyage.

Et je crois bien que je vais prendre l'habitude de souligner une de tes pensées qui me font vibrer : "C’est sa lumière (le soleil donc) pour me guider fidèlement quand ce n’est pas à la lune qu’il en confie la précieuse garde".

Comme la force de l'esprit qui continue à rayonner au delà de l'action, ou l'apprentissage du jour qui se concrétise en silence pendant la nuit.

Nous voyageons avec toi et sois en remercié.

Bon vent sur terre !

Christian


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Benoît Bérard
Benoît Bérard
Feb 11, 2024
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Salut Christian !


Un nouveau merci pour ton commentaire inspirant et généreux. Je suis souvent surpris de constater que les parties de mes textes qui réveillent des réflexions ou sensibilités sont parfois bien différentes de celles auxquelles je pouvais m’attendre. C’est toujours un vrai plaisir de te lire !


Amitiés.

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Guest
Feb 08, 2024
Rated 5 out of 5 stars.

Tout d'abord un immense merci Benoît pour ton magnifique récit plein de réalité en regard du petit film en annexe de ton commentaire.

Je découvre par ton entremise la beauté mais aussi les risques pris pour un tel défi qui me donnent la chair de poule, mais par contre j'apprends un tas de choses sur les parties du bateaux et l'utilisation de certains de ses éléments.

Je remarque et, suis étonné tout de même étonné que en seulement quelques jours une distance aussi considérable puisse se faire uniquement avec l'aide du vent, 4087 kilomètres, c'est à peu de chose progrès la moitié de la distance de 8350 km que j'ai réalisé à vélo durant l'année 2023.

Merci encore pour le…


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Benoît Bérard
Benoît Bérard
Feb 08, 2024
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Bonsoir mon cher Glaude !

Un vrai plaisir de te lire en retour et de constater à quel point tu as pu t’immerger dans mon récit. En effet, les kilomètres défilent et les distances cumulées au fil de l’eau deviennent impressionnantes, pour moi également. Déjà 9’571km de voile depuis mon départ le 1er décembre. Je suis également impressionné par la forme que tu tiens malgré - et je serais même tenté de dire grâce à - ton grand âge. Tu m’épates ! Je te souhaite encore de beaux kilomètres le long de tous tes chemins.

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Guest
Feb 08, 2024
Rated 5 out of 5 stars.

Au risque de me répéter, je suis chaque fois émerveillée en te lisant par la précision mais aussi la poésie de tes descriptions, la profondeur de tes réflexions et par la qualité de tes textes. Tu écris si bien! Sans compter les belles photos et vidéos qui nous permettent de partager ta belle aventure! MERCI Benoît et bonne suite 🥰, Florence

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Benoît Bérard
Benoît Bérard
Feb 08, 2024
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Coucou Florence !

Merci une nouvelle fois pour ton message. Le soutien que tu m’apportes au travers de tes petits mots est précieux. Il contribue beaucoup à me donner du courage dans les moments de doute ou plus difficiles que je rencontre au fil de cette première partie d’expédition. Comme en ce moment même où je suis bloqué dans une petite baie au nord de la Guadeloupe en attendant que la météo soit plus clémente pour reprendre la mer… Des bises

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Salut !

Bonne lecture !

 

Laisse-moi un petit  commentaire, je le lirai avec plaisir.

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