L’océan
Dernière mise à jour : 3 mars
LÀ OÙ LE SOLEIL SE COUCHE
Le vent siffle lorsque nous quittons la marina. Quelques énormes cargos au ventre rouillé dorment encore dans la baie d’Algeciras lorsque nous mettons le cap vers le Maroc, de l'autre côté du détroit. Des courants catabatiques font claquer les voiles d'Omaya et quelques nuages épais filtrent la lumière orangée qui s'intensifie à l'est. À contre-jour, l'ombre de quelques tankers se dessine à l'horizon.
C'est une journée cruciale qui s'annonce.
Dans le détroit, large d'à peine sept milles nautiques*, les courants sont impressionnants. Il y a au moins quatre raisons à cela. L'océan Atlantique est plus haut d'environ 70 centimètres que la mer Méditerranée. En surface, l'eau coule donc naturellement dans le sens ouest-est. La salinité de la mer est par endroits environ 30% plus importante que celle de l'océan, donc plus lourde. Elle se glisse sous le premier courant en y formant ainsi un deuxième qui s'écoule à contre-sens. Ce cisaillement est à l'origine de vagues désordonnées et souvent tumultueuses. À tout cela s'ajoute le vent qui lui aussi, selon sa force, aime jouer avec le relief de ce bras de mer. Enfin, il faut aussi parler de la manière dont l'eau s'écoule. Une rivière est le meilleur exemple pour comprendre ce phénomène physique. Quelle que soit sa taille, le courant sera toujours plus important en son centre que proche de ses rives, où il aura même tendance à remonter en sens contraire. Tout est fonction de la résistance qu'elle rencontre. Moins elle est freinée plus sont débit est important. C'est la même logique qui s'opère dans le détroit de Gibraltar.
Les plus précautionneux dont nous faisons partie ont étudié minutieusement ces forces qui sont en jeu, d'autres diront qu'il faut simplement se lancer car tous ces phénomènes sont difficilement prévisibles et quantifiables. Ces connaissances en tête, nous nous jetons à l'eau !
À tout cela s'ajoute le trafic maritime important à cet endroit stratégique, seule porte vers l’océan et l’autre côté. Nous ne faisons pas le poids face à ces monstres d'acier qui atteignent parfois quatre à cinq cents mètres. La vigilance est de mise.
Mais ce n'est pas ce qui agite le plus nos nuits depuis quelques jours.
Il y a un danger bien plus imprévisible encore.
Tout le monde en parle.
Les orques !
Depuis environ trois ans, deux groupes de cétacés ont élu domicile dans les parages. Ils profitent du goulet naturel formé par ce détroit pour piéger les thons qui - tout comme nous - rêvent d'océan. Rien de surprenant à cela. Ces mammifères font preuve d'une intelligence remarquable et s'adaptent incroyablement aux nouvelles situations qui se présentent à eux. En témoigne une de leurs surprenantes techniques de chasse mise au point dans les eaux polaires. Le phoque est une de leurs proies favorites. Sa chaire grasse et très nutritive en fait un met de choix. Ayant bien compris qu'il n'avait aucune chance de leur échapper à la nage, il se réfugie fréquemment au centre d'une grande et épaisse plaque de glace, hors de portée, pense-t-il... Dans un premier temps, les orques procèdent à un minutieux repérage. Telles des périscopes de sous-marins, elles sortent leur tête hors de la surface pour localiser leur proie. Le phoque se croit en sécurité, bien à l'abri, au centre de son iceberg. Après un bref conciliabule où elles s'accordent sur la stratégie à adopter, elles s'éloignent de quelques dizaines de mètres et se placent en rangs serrés, face à l'iceberg, avant de prendre leur élan. Elles fusent enfin droit vers leur objectif, en formation, à la surface des eaux glacées. Au dernier instant, elles plongent sous l'obstacle qui se dresse face à elles et grâce à leur musculeuse nageoire caudale, parfaitement synchronisées, elles créent une énorme vague qui balaie la surface lisse du refuge et emporte avec elle l'impuissant animal.
Pas de phoque ni d'iceberg par-ici, mais un certain nombre de voiliers. Nous sommes les seuls aujourd'hui, comme depuis mon départ d'ailleurs. Peu de marins s'aventurent à cette saison dans les environs et j'ai eu l'occasion de le comprendre. Outre le terrible golf du Lion duquel nous avons réussi à nous extirper il y a quelques jours, les vents dominants ne sont pas très propices à une navigation vers l'ouest. Les nuits sont froides et la météo a ses hivernaux caprices. Tout cela est derrière moi, je l'espère...
Nous scrutons attentivement la surface de l'eau, examinons chaque recoin qui se dévoile à mesure que les vagues gonflent et agitent la coque, parfois violemment. Je suis partagé entre l'excitation de soudain apercevoir un gigantesque aileron noir fendre les eaux sombres et la peur de ce que cela impliquerait pour nous. En effet, et pour des raisons que les scientifiques ignorent encore, les orques de ces deux groupes (qui n'en formaient alors qu'un il y a peu) attaquent régulièrement les voiliers. Elles s'en prennent uniquement au safran des bateaux à voiles et à rien d'autre, ignorant les yachts motorisés. Pièce indispensable à toute embarcation car sans elle, impossible de manœuvrer. Dégât subséquent, selon la typologie de la coque, cela risque de provoquer une voie d'eau impossible à juguler qui entraînerait notre voilier par le fond. Leur marche à suivre est à présent bien rôdée et même les petits sont initiés à l'art du mâchouillage. Elles approchent, tranquillement. Elles repèrent, nagent en cercle autour de la coque. Parfois même, elles s'y frottent. Puis l'une d'elles se met sur le dos, caresse le safran avec son menton ou l'avant de sa tête. Ce petit jeu peut durer quelques minutes, voire des heures. Et soudain, cela ne prend que quelques instants, elle saisit la pièce convoitée dans sa bouche et, en deux-trois coups de tête, le mal est fait. Aussitôt le pillage effectué, le groupe s'en va.
Les rumeurs vont bon train, les théories aussi. Chacun y va de son histoire et de son "j'ai entendu dire que". Pour certains, elles agiraient par vengeance suite à une réaction violente d'un marin envers un petit, pour d'autres ça ne serait qu'un jeu. Ou alors peut-être qu'elles prendraient le bateau pour un gros poisson. Étant habituées à immobiliser leurs proies en leur arrachant la queue, elles en feraient de même avec les voiliers. Pour les plus illuminés, ça serait une manière d'exprimer leur mécontentement face à la pollution des océans... Mais pour moi, il ne fait aucun doute, ce sont des collectionneuses de safrans. Les scientifiques n'ont pas définitivement tranché.
Voilà quelques heures que nous naviguons, parfois à quelques mètres des côtes marocaines, mais toujours aucune orque en vue.
Et puis soudain, ça y est !
Nous y voilà enfin, l'océan Atlantique.
Face à moi, des bleus aux reflets d’infini. C’est ici que, symboliquement, je reprends mon Chemin vers l’ouest après l’avoir abandonné, il y a presque dix-neuf mois, aux pieds des falaises du Cap Finisterre.
***
Cela fait à présent deux jours qu’Omaya danse sur l’océan.
Plus aucune terre n’est visible à l’horizon, depuis longtemps. Plongé dans l’interminable, le vide, l’immense, le monotone, l’inconnu, je laisse mes pensées se blottir dans l’intimité d'elles-mêmes. Je tire un peu plus sur ce fil. La meseta espagnole entre Burgos et León, une semaine de marche à travers champs et cultures en direction de St-Jacques. À perte de vue. Une expérience marquante. Lorsqu’un arbre apparaît soudain à l’horizon, il devient un guide, un cap, un repère. De temps à autre, seuls quelques troupeaux d’éoliennes tricotent les rares nuages qui flottent dans le ciel. Je retrouve ce même goût d’éternité, ici, sur l’océan. Le sel en plus peut-être et cet évident paradoxe dans lequel je me retrouve coincé. Pour la première fois. Sur les quelques mètres carrés qu’offre Omaya, entre ciel et mer, emprisonné dans l’infini, je suis confiné, dans l’immensité.
Deux jours depuis que les côtes marocaines se sont évanouies.
Suspendus entre les abyssales profondeurs de l’océan et les vertigineuses perspectives de l’espace, c’est sur ce fil que nous cherchons notre équilibre. Mon corps paraît bien maladroit face aux mouvements imprévisibles et parfois violents provoqués par cette masse d’eau dont je ne saisis qu’une bribe des indices qu’elle laisse à sa surface et qui peu à peu s’immiscent en moi. Mes pas gagnent en assurance, mon corps anticipe ses cycles sans que j’y prête une attention particulière. Lors du repas préparé à midi par Oded - qui prête d’ailleurs un soin particulier à la qualité de sa cuisine - je me surprends à gérer de manière assez naturelle les différents éléments qui menacent sans cesse de tomber de la table. De la main gauche, je surveille mon assiette qui accueille une omelette fumante et un bol rempli d’une salade épicée, condimentée d’herbes aromatiques et de citron. Je trouve une petite place entre mes doigts pour y glisser mon couteau que j’utilise de temps en temps pour beurrer mon morceau de pain que je surveille du regard. De l’autre, je tiens ma fourchette enroulée dans une serviette, pioche quelques chips de poulet séché et fais barrage à mon verre d’eau qui lui aussi, de temps à autre, menace de se renverser. J’abandonne quelques instants l’un pour saisir l’autre car il faut bien trouver de la place pour les mouvements qui permettent de me ravitailler. Tout cela se fait d’une manière presque inconsciente et en fin de compte, en y réfléchissant, cela ne me surprends pas. Je réalise que notre corps est constitué de la même proportion d’eau que celle de notre planète. Je me suis toujours considéré comme étant un terrien, plus à l’aise à arpenter les forêts et à gravir les montagnes, les pieds bien ancrés dans le sol, qu’à jongler avec mes couverts au gré des caprices de la houle. Et pourtant, c’était peut-être oublier que comme chaque être vivant, c’est l’eau qui est à l’origine de mon existence. Comme chacun d’entre-nous, j’ai passé neuf mois bien à l’abri, lové dans le liquide de mon précieux coquillage qui a résonné aux premiers battements de mon coeur.
Ma mère. La mer. Un homophone de circonstance.
Trois jours d’horizon.
J’ai perdu toute notion du temps. Il passe, c’est tout. Je ne sais même plus quel jour on est. La nuit. Le jour. À chaque fois, il se fondent l’un dans l’autre en de pâles et brûlantes couleurs. Dans un sens, puis dans l’autre. Je passe des heures à regarder l’océan. Il me saisit, m’emporte, me parcourt, me délivre. Parfois, ce sont quelques poissons qui jouent à être des oiseaux. Comme celui qui a atterri sur le pont ce matin. Les mouvements des vagues me fascinent. J’analyse, je tente de percer leurs secrets, de les comprendre.
Assis autour d’une table et d’un copieux repas partagé avec deux amis, peu avant mon départ, on se demandait quelle était la différence entre une mer et un océan. Toutes nos hypothèses se heurtaient à des définitions peu convaincantes. Un peu avinés, on avait imaginé nos ancêtres planter des « jalons de mer » pour délimiter leurs contours, très arbitrairement. Cela nous avait bien fait rire. Je n’ai ni les dizaines d'années d’expérience d’Oded ni celles d’un vieux loup de mer. Ni d’ailleurs la dextérité d’un de ces énigmatiques jalonneurs, mais une différence semble pourtant se dessiner. Cela tient à la nature des vagues. Celles de l’océan sont indéniablement plus massives, plus épaisses, plus longues. Leur mouvement sourd naît dans l’obscurité de leur ventre. Je le sens gronder en moi. Un mouvement de profondeur qui a des milliers de milles devant lui pour s’étendre et s’amplifier, sans obstacle pour freiner sa course. Depuis ce matin, elles atteignent des proportions gigantesques, pas loin de six mètres. Des murs d’eau aux encres profondes se dressent à l’arrière du bateau peu avant que nous atteignions le sommet de leur dos, avant l’incroyable pente vers laquelle Omaya glisse, dérape, se stabilise. Elles nous offrent un spectaculaire ballet, un majestueux opéra. Tous les trois, nous restons de longs instants à les admirer, en silence car il n’y a pas de mots. Les miens sont peu de choses comparés à cette force et cette beauté dont nous sommes les témoins privilégiés. Malgré les impressionnantes acrobaties du voilier pour se maintenir à flots, pas un seul instant la sensation de peur s’est immiscée en moi. Les vagues de la première tempête étaient violentes. Celles-ci, malgré leur taille, sont empreintes de douceur.
Et puis il y a le vent. Lui aussi entre dans cette danse. De son souffle, il remue la surface, créant d’autres vagues plus fines, plus élancées, plus coupantes et qui s’agitent dans des directions différentes. Ce sont les derniers coups de pinceaux sur cette toile vivante. Il façonne les détails, peint quelques ombres, fait frémir l’écume, projette les embruns.
Cette journée restera gravée dans ma mémoire, en moi.
Quatre jours à écouter les murmures du vent.
L’océan me devait peut-être une histoire.
Celle qu’il me faut.
L’océan.
Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton miroir, tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. Tu te plais à plonger au sein de son image ; Tu l'embrasses des yeux et des bras, et de ton coeur Se distrait quelques fois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. (...) Charles Baudelaire
* 1 mille nautique = 1,852 kilomètres
Bonjour Benoît ! Très beau blog. Félicitations. J'ai enfin eu le temps de finir ma lecture. Encore merci d'avoir sauvé mon doigt ! Il est fracturé et le nerf écrasé mais mon ami chirurgien m'a dit qu'avec une attelle et du temps... Marc et moi avons été enchantés de ta compagnie. Je vais te mettre en relation avec l'autre jeune homme suisse de Human Impulse dès que j'ai le temps de traiter mes photos.
Merci pour ta compagnie, ton énergie et ta super gentillesse.
On va suivre ton périple avec grande attention.
Amitiés,
Passionnant de te lire 🤩🙏🏻 et d'apprendre que des vagues de 6 mètres, bien qu'impressionantes, restent parfaitement gérables!💪🏻 Un détail sur l'écoulement est-ouest, ce ne serait pas ouest-est plutôt, de l'Atlantique à la Méditéranée en surface et l'inverse en profondeur?
Tu as réussi à me captiver et je dirais même que c'est la première fois que je lis un blog aussi vivant oui passionnant grâce à mon fils Yann Ehinger. Lire des livres de Hella Maillard ou Sylvain Tesson ou même Piccard m'occupe l'esprit. À quand ton livre? Et déjà tu as un lecteur assidu.
Merci Benoît, c'est en effet comme si on était à bord !! Belle expérience à continuer. A bientôt et bon vent !
Daniel
Salut Benoît,
Les descriptions de tes sensations sont tellement limpides que l'essentiel en devient visible (pour paraphraser le Petit Prince).
Je viens d'entrer dans ton voyage et ne le quitterais plus.
Christian, ami de ton papa