Bahamas
Dernière mise à jour : 23 mars
VAGABOND DE L'OCÉAN
Et c’est ainsi que nous sommes repartis.
Tous les trois.
À bord de Marnie Kai, un catamaran Leopard de quarante-six pieds.
Confiant Anushka au seul soin d’Annie et Marc.
Le premier voyage avec l’annexe permet de déplacer nos bagages.
Le second à cristalliser, dès les premiers instants, une profonde sensation d’inconfort.
Un autre Mark, le k-pitaine, me tend une main qui se délite en fragments de silence, érigeant les fondations d’un mutisme presque autistique dont j’aurai toutes les peines à déceler les rares interstices qui filtrent un peu de sa lumière.
Solaire et jetant un instant le trouble sur le rôle de chacun, Greg nous accueille avec un de ces sourires qui dissipe les brouillards d’une gêne qui commence déjà à s’épaissir.
Carlyle, un skipper de Grenade - première île dans le sens de l’arc des petites Antilles - complète l’équipage. Cinquante ans d’expérience de navigation qui dès les premières heures laissent planer un sérieux doute sur ses compétences de formateur pour lequel il a été engagé. Des non qui claquent comme les cordages de son larynx, voiles qui faseyent en préambule à toutes ses phrases. Accords en no majeur désaccordés.
Un malaise viscéral, collant et laiteux. Qui force les premières barrières de l’intuition à coups d’effluves sucrées, leurres pernicieux qui n’attendent que de s’immiscer pour dégager tout ce que mon corps me supplie déjà d’expulser.
Et fuir.
Fuir.
Un mot qui souffle comme un vent qui s’extirpe.
Retrouver cette indépendance dont je n’en peux plus de tempérer les ardeurs et de réfréner les élans.
Loin.
M’affranchir enfin de cette dépendance qui, quelque soit la forme qu’elle ait fini par prendre, me ronge et m’insupporte au plus haut point. Si bien qu’à mesure que les côtes de Saint-Martin se fondent dans le plan de l’horizon, quelques bosquets capillaires continuent de s’éclaircir au vent, laissant à la surface de mon corps deux petites clairières aussi nues que cette émancipation qu’ils ont peut-être fini par saisir à ma place.
Plus impatients que moi de retrouver ce souffle de liberté.
Si j’étais l’un de ces oiseaux qui défient la notion même de gravité, bien au-delà de ce que l’on appelle courage, inépuisables flocons jetés aux bleus profonds, parachutes de pissenlit en perdition, on dirait que j’ai déjà perdu quelques plumes.
Alors, pour les dix-sept nuits à venir,
Sans cabine,
Blotti dans le silence,
Accroché à mon drap qui fait voile,
Dans l’arrondi tassé d’un coussin d’extérieur,
Seul à compter les étoiles,
Dans cette intimité battue par les vents et les averses nocturnes,
Je noue en secret ma résilience,
À ce fil que j’ai choisi de ne pas rompre.
De ce presque rien,
À l’aube revenant,
Comme l’une des plus importantes leçons,
Et dont Oded avait compris la vertu,
De cet océan surtout,
Si on lui prête une oreille attentive,
S’ouvre l’idée que des difficultés
Peut soudain naître un presque tout,
Comme une force qui pousse à créer
Plutôt qu’à se soustraire, se défiler ou abandonner.
Une arme face au désespoir.
Réunir.
Prendre soin.
Lier.
Parce qu’ici, on est tous sur le même bateau.
Faire contre mauvaise fortune bon coeur.
Je ne vois pas d’autre choix.
Et c’est ainsi que durant les jours qui suivront, je m’efforcerai de ralentir la progression de cet instinct qui pousse au confinement intérieur, à l’isolement des personnalités face à cette chape de silence qui étouffe progressivement ma patience. Persévérer dans ce qui me paraît être le seul remède à cette maladie invisible qui court sur le pont.
Partager.
Préparer des repas avec tout ce qu’il me reste de cœur pour nourrir au-delà de la faim. Soigner la forme. Créer un contexte propice à la discussion, à la légèreté et aux rires. Offrir ce que je peux de générosité comme une parade à l’individualisme et l’égoïsme. Induire des automatismes par des mécanismes de réciprocité. Espérer qu’en proposant systématiquement aux autres ce que je prépare ou souhaiterais pour moi, l’envie de rendre la pareille génère un mouvement, un cycle. Inciter à prendre soin les uns des autres dans les actes simples qui rythment notre quotidien. Accompagner Mark ou Carlyle lors de leur tour de garde, leur poser des questions, essayer de transformer un peu de nos différences par la connaissance.
C’est ici, dans l’archipel des Îles Vierges britanniques que la terre commence à se fragmenter en îlots déposés dans des écrins turquoises qui abritent des fonds marins où la vie se reflète en éclats de couleurs irisés. Dents acérées de barracudas aux gencives retroussées, poissons aussi effilés que le tranchant d’une épée, bancs multicolores aux teintes que seule la lumière réfractée sublime, nuages de vie aux mouvements synchrones, coraux cerveaux dont seule la forme trahit l’animal travesti qui se plaît à se regarder en forêt pétrifiée ou en roches ramifiées, posant ainsi les fondements d’une vie sans commune mesure.
Algues dansantes, hypnotiques ondulations, vents aquatiques.
Un vrai aquarium ! se surprend-on soudain à dire. Mais ça serait oublier que ce dernier n’est en fait qu’une pâle image d’une réalité impossible à dupliquer.
Trois jours à déambuler dans ce labyrinthe d'îles, circonvolutions marquées par quelques arrêts qui permettent tout d’abord un réapprovisionnement dont la facture retrograde brutalement la Suisse dans le classement des pays les plus chers, puis l’arrivée planifiée de Ken pour compléter l’équipage, à présent orphelin de Carlyle et de Greg.
C’est dans cette nouvelle formation que nous poursuivons le voyage vers la Floride.
À quelques dizaines de milles, baignées dans des eaux céruléennes, les sept cents îles qui parsèment l’archipel des Bahamas dévoilent les contours de terres aux aspects bien différents de celles que nous avons reliées jusqu’ici. Les reliefs luxuriants ont laissé place à des horizontalités qui s’étirent en de longues bandes de sable à la végétation ramassée desquelles émergent quelques cocotiers.
Tout est lumière et transparence.
Disparition de surface, navire en presque lévitation.
La richesse se trouve sous cette opercule diaphane que seuls quelques ailerons osent en défaire la tension. Territoires de quelques fameux requins qui brassent cette apparente tranquillité en de perpétuelles rondes. Quelques imposantes tortues marines parfois qui rejettent bruyamment un peu de cet air qu’elles ont emprunté en dehors d’un monde dans lequel je m’immisce parfois discrètement, attisant la curiosité d’innombrables poissons qui m’enveloppent soudain d’une désinvolte présence.
Sur terre, seuls quelques rares habitants semblent être parvenus à résister à cet air marin qui, s’il n’emporte pas en de violents ouragans, ronge ce qui se dresse sur son passage. Tout au long de ce collier d’îles effilées, enfilés comme des perles, quelques trésors inestimables surgissent de l’improbable.
Signe que l’océan veille encore sur ces lieux presque désertés, il y a laissé son œil et sa langue.
Son œil gauche d’abord.
Le Dean’s Blue Hole.
Iris aux encres verticales,
Abysses en cylindre qui trouent la plage,
Plongée dans les ténèbres,
Chute libre de deux cents mètres,
Apnéistes de classe mondiale régurgités en exploits
Ou engloutis en drames.
S’approcher du rebord, succomber au vertige et revenir du vide.
Une expérience extraordinaire. Presque hors du temps.
Son œil droit est celui d’un dragon, il veille sur la mer de Chine, loin d'ici, à près de trois cents mètres sous la surface.
À bord de Marnie Kai pourtant, mon inconfort ne cesse de grandir.
Physique. Mental. Social.
Je rêve de pluie et me réveille humide, ruisselant d’impatience. Quitter ce navire dont le vent a balayé mon intimité et ma liberté. Reprendre mon envol, m’extirper de ce huit-clos lourd et pesant qui ne brille qu’à travers l’amitié que m’offrent Megan et Thomas. Et cet océan. Cet océan...
Mark se réfugie dans un presque mutisme dont je n’ai plus assez de force et de patience pour essayer de l’en sortir, ne serait-ce qu’un peu, pour mon bien et celui du reste de l’équipage. Ken vit dans le passé de ses expériences de voile, pourtant considérables mais qui, au vu des conseils qu’il donne me font me demander comment il a pu s’en sortir vivant. Il boit en cachette dans sa cabine, Mark ne s’en rend pas compte. Pas question de le dénoncer, impossible de le débarquer. Je suis en colère. Pas contre son alcoolisme, cela me fait plutôt de la peine. Mais contre lui. L’homme. Parce qu’en connaissance de cause il a accepté une responsabilité qu’il ne pouvait pas assumer. Parce qu’il met la vie des membres de l’équipage en danger. Pas question de laisser la mienne entre ses mains. Alors, pendant ses quarts, je ne dors pas. Je prends des tours de garde secrets.
À perte de vue, depuis des jours, ce que j’ai fini par appeler la plus grande piscine du monde. Dix mètres de profondeur, tout au plus, sous cette surface qui s’étire aussi loin que porte mon regard, dans toutes les directions. À peine chahutée par le vent qui tente désespérément de la remuer et abandonnée par la houle qui n’a pas assez d’espace pour exprimer l’amplitude de ses mouvements.
La Langue de l’océan ensuite.
Qui lèche soudain cet éphémère répit aux allures de croisière.
Brutale dépression aux goût d’un océan retrouvé,
À la forme de ses vagues, aux bleus de sa profondeur.
Deux cents quarante kilomètres de suprématie retrouvée,
Trente dans sa largeur qu’il nous faut encore franchir.
Faire fis des légendes, sortir de ce triangle, s’extirper de l’axe des Bermudes.
Franchir le Gulf Stream.
Gagner cette Floride.
Quand soudain,
Durant cette nuit du six mars
Déchirée par la foudre,
Après 97 jours et 11’173 kilomètres,
Un visage.
Celui dont le temps,
Au juste rythme
De mes promesses de pèlerin échoué,
De mes rêves d’enfant aventurier,
De mes chagrins d’amoureux,
De tous ces espoirs,
Ces joies et découvertes,
Ces peines, ces chutes et ces désillusions.
Cette impatience.
En a modifié les contours.
Et pourtant,
Sous ses allures de lumières évanescentes,
D’aube américaine,
De baie de Biscayne,
De Skyline,
De Miami,
À travers les mers,
Par-delà l’Atlantique,
Parmi toutes les personnes que j’ai imaginées
Sur cette ligne d’arrivée comme un autre départ,
Et alors qu’Argo s’endort,
Bercé dans une soudaine nostalgie,
Je t’ai reconnu ;
Vagabond de l’océan.
Image de couverture : NASA
Take care ma couille!
Cher Benoît,
Merci pour ce beau récit.
Quelles que soient les circonstances ... et elles n'ont pas toujours faciles pour lui non plus : heureux qui comme Ulysse fait un beau voyage. Chaleureusement à toi. Christine
Il faudra vraiment penser à écrire un livre!!!!! Mon pote j’espère que tout va bien pour toi. Je n’ai pas pris beaucoup de nouvelles mais je pense fort à toi!!!! On se réjouit tous de ton retour que tu nous racontes de vive voix ton expérience. Je t’envoie plein de force🫶🏻
Flavinho