Texas
AMPLITUDES
Parmi toutes les étoiles qui constellent le drapeau américain, il y en a une plus esseulée que les autres.
The Lone Star.
Une étoile éprise d’indépendance et de liberté,
Noyée dans les grands espaces
Et réanimée de tout son éclat
Par la fierté du sheriff
Ou à flots d’étendards géants
Qui tout comme celle qui me guide,
S’ouvre aux vents
En une parfaite
Amplitude.
À mesure que les jours défilent alors que je m’approche de Houston - où je prévois de retrouver mes amis Megan et Thomas - mes craintes journalières s’apaisent par la succession de séquences à vélo sans le moindre incident. Les chiens ont trouvé d’autres os à ronger et ma présence sur la route semble mieux tolérée.
L’inexistence d’alternatives me contraint parfois à emprunter de grands axes à la circulation très rapide et dense. Pédaler sur ce type de voie en Europe serait tout à fait impensable et même interdit. Ici, je roule parfois de longs kilomètres sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute. Parce que je n’ai pas le choix. Imaginez un peu le bruit. Et les odeurs.
C’est ainsi que je suis arrivé à Houston.
En deux phases.
Dégluti d’abord par la gorge d’un énorme entonnoir
Puis filtré à travers le tamis de son réseau urbain.
Mais le cycliste est de ceux qui glisse entre les mailles, le long de cette allée verdoyante à l’ombre des arbres, jusqu’au portail de cette maison qui, lorsque des sourires illuminent son seuil, va jusqu’à ouvrir un espace assez grand pour y loger une sensation. Bien singulière. De celles qui enveloppent et vous prennent dans leurs bras. C’est un peu comme quand on pousse la porte de chez soi lors d’un retour de vacances. « Ça fait quand même du bien d’être à la maison, pourrait-on même se surprendre à dire. »
Quelques heures en dehors du temps de mon expédition, pour la première fois depuis des mois.
Une vraie journée de repos.
Aux lumières dorées, flâner le long de ce serpent de verdure et de calme. Observer les gens qui se promènent, font du sport, discutent. Être témoin aujourd’hui de la vie qui se manifeste soudain autour de moi, après toutes ces semaines de désert social, me fait beaucoup de bien. Je crois profondément en ces espaces qui, au-delà de leurs frontières spatiales, se déploient en de vertueuses amplitudes.
Dédier des lieux,
Pour se retrouver, seul.e ou à plusieurs,
Dans un écrin de nature,
Juste assez grand.
Il ne suffit pas de grand-chose
À cet essentiel
Que l’on pourrait nommer bonheur.
Reprendre la route après cette jolie parenthèse n’a pas été évident. C’est étonnant comme il faut du temps pour construire une routine qui permet de rouler plus de cent kilomètres par jour et comme il semble soudain difficile de la retrouver après une seule journée à l’arrêt.
C’est en réalité une petite barrière mentale à franchir. Car après quelques kilomètres sur des routes qui sillonnent entre des pâturages énormes, je ressens à nouveau ces battements qui me poussent à poursuivre un peu plus à l’ouest.
J’ai fait redresser ma roue arrière à Houston, tout semble fonctionner correctement. Physiquement, je me sens bien, mon corps me permet d’allonger un peu les étapes. Au fil des nombreux kilomètres déjà parcourus, j’ai acquis une endurance et des habitudes posturales qui me permettent d’être assis, jour à après jour, sur la selle de mon vélo durant des heures. Quelques engourdissements passagers perturbent parfois un peu mon allure.
Depuis le sommet de l’une des nombreuses collines qui offrent à mon parcours un autre rythme, Austin se dévoile enfin. Il y a comme une agitation particulière qui court dans ses rues. Des milliers de personnes accourent dans la région car un événement tout à fait exceptionnel se prépare, et dont le chef-lieu du Texas sera l’un des épicentres.
Une éclipse totale de soleil.
Attendue depuis des mois par les Américains mais qui s’est révélée à moi comme une surprise providentielle. Comme une autre lumière pour consteller mon expédition. Être au bon moment au bon endroit. Quelques regards portés vers le ciel trahissent parfois cette impatience. Comme pour vérifier peut-être que c’est bien là qu’elle aura lieu, dans quelques jours, le huit avril.
Alors, les jours suivants, mon parcours s’étire le long de cette bande qui ouvrira la possibilité à la nuit de se blottir sous le soleil. Mais avant cela, il me faut encore parcourir le fameux Hill Country. Comme son nom l’indique, une succession de collines que je franchis comme si j’étais à bord d’un wagon de montagnes russes. Ça n’en finit pas de monter et de descendre. La route suis le mouvement des vagues que la terre a figées, je grimpe puis plonge dans ces innombrables cuvettes d’où j’espère ressortir avec tout l’élan créé par la vitesse accumulée en descente, dans un rythme qui n’est pas pour me déplaire après ces semaines à pédaler sur des étendues avec très peu de relief. La nature aussi s’adapte à ces mouvements. Les arbres laissent peu à peu leur place aux taillis et aux buissons mieux adaptés à cette aridité qui gagne les terres environnantes. Des millions de fleurs bleues et rouges parsèment les prairies et les bords de route. Ultimes explosions de couleurs avant les nuances sobres et discrètes - mais non moins riches - qui m’attendent.
Je sens le souffle du désert dans un murmure.
Comme une effervescence à chaque coin de rue,
Sur chaque parking.
Dans les parcs, les jardins, sur les toits,
Au bord de la rivière Guadalupe
Ou sur le bas-côté ;
Ce même espoir,
Caché derrière l’obscurité de verres teintés pour l’occasion.
Et qui dévoilent parfois entre les nuages qui s’amoncellent
Les mouvements d’une procession céleste
Qui après des ellipses aux courbures de l’infini
Sont aujourd’hui destinés à s’aligner.
Jetant un instant le trouble sur l’identité de ses protagonistes
Où le soleil joue à la lune
Dévoilant tour à tour
Une succession de figures
Aux croissants ardents.
Et où la Terre,
En attendant son paroxysme,
Se prépare à cette obscure caresse.
Tout comme moi.
Tout comme Jennifer, Jack et John
Qui m’accueillent sous cette lumière qui se tamise,
Parée tout à la fois d’aube et de crépuscule,
De chants d’oiseaux désorientés,
D’aboiements,
Et enfin
De silence.
Alors que le temps semble s’être arrêté,
Une autre sensation émerge de la nuit,
Subtile et fugace,
Où il est soudain possible,
L’espace d’un instant,
De ressentir
Tout à la fois,
Le temps
Et l’espace.
Dans toute leur
Amplitude.
C’est dans ce voile orangé, à la lumière presque retrouvée, que je poursuis ma route vers le Pacifique.
Quelques cols pour réaliser que la nature se prépare elle aussi à un autre voyage. Alors qu’elle se déployait jusqu’ici en d’innombrables ramifications de verdure, elle semble à présent se replier sur elle-même. Elle se concentre, se ratatine en troncs noueux. Face à la chaleur qui la met au défi, elle se prend dans ses bras.
Le désert peut alors entrer en scène.
Tout comme le vent qui l’accompagne et dont la prédominance ouest-est ne soufflera que rarement en ma faveur.
S’offrent enfin à moi, après ces semaines de patience, les grands espaces que j’étais venus chercher. Laissant à mes pensées la liberté de pouvoir vagabonder à leur guise, dans une état presque hypnotique où je pédale sous une chaleur écrasante soufflée par le vent. Le désert sous toutes ses formes. Le royaume des épines, des buissons rabougris, des roches en multiples variations de textures, de couleurs et de sables. De la vie qui se manifeste dans la sobriété de ces immensités que je traverse jour après jour.
Les journées s’allongent jusqu’à plus de cent-septante kilomètres parfois. Les villes ou les villages sont rares. Il faut couvrir des distances que je n’ai encore jamais parcourues pour me mettre à l’abris de ce désert ô combien magnifique, mais impitoyable pour ceux qui s’y aventurent sans précautions. Se couvrir, transporter beaucoup d’eau, de nourriture et de matériel de réparation au cas où des problèmes techniques surgiraient. Le plus souvent, je passe mes nuits dans des motels mais il m’arrivent également d’être accueilli chez l’habitant, de dormir dans des églises ou sous leur porche quand je n’ai pas trouvé d’alternative. Malgré la taille des décors que je traverse, la plupart des terres sont privées et les centaines de kilomètres de barrières qui les encerclent rendent leur accès difficile et plutôt périlleux, à la vue de tous les avertissements qui s’affichent en pancartes sans équivoque. Je suis bel et bien au pays du second amendement.
Mes journées ressemblent parfois à de vraies épreuves de contre. Face au vent, du matin au soir, campé sur mes pédales, arquebouté pour laisser le moins de prise aux bourrasques parfois violentes qui me clouent sur place. Il m’arrive de ne pas pouvoir aller plus vite qu’une dizaine de kilomètres par heure. C’est éreintant et décourageant. Mais je m’accroche à l’idée que les mètres que je laisse derrière moi ne seront plus à parcourir. J’avance lentement, mais j’avance. C’est une épreuve de patience. Et je savais qu’en choisissant de traverser les Etats-Unis dans ce sens - alors que tout le monde l’effectue dans l’autre direction - je serais confronté à cet obstacle.
Mais parfois, le temps d’un jour, il souffle dans la même direction que moi et là, je vole.
Parmi ce qui caractérise ce type d’aventure, il y a la magie des rencontres. Dans tout ce qu’elles peuvent susciter d’étonnant et d’inattendu mais aussi et surtout à travers les mystérieux mécanismes qui travaillent à nous éloigner de la rationalité. Synchronicité, hasard ou destin, comme autant de tentatives pour essayer de qualifier l’inexplicable, l’imperceptible. Et c’est probablement mieux ainsi. Par un jeu d’opaques circonvolutions, je croise à nouveau la route de Felix, ce jeune retraité que j’avais rencontré en Floride et qui est le seul avec moi à oser braver la Southern Tier dans le sens du couchant. Pendant plusieurs jours, il sera mon compagnon de voyage. La journée, nous avançons chacun à notre rythme, mais nous nous retrouvons le soir dans les oasis qui ponctuent cette traversée du désert. Comme l’un comme pour l’autre, ces échanges sont salutaires. Nous partageons nos joies, nos découvertes du jour, nos épreuves et nos peines. Nous analysons ensemble les subtilités du parcours, échafaudons des plans pour braver les difficultés. Nous nous soutenons. Nous trouvons en l’autre un appui et une compréhension de ce que nous vivons au quotidien. Nous formons une équipe, éphémère certes car nos routes se sépareront à El Paso, mais solide. Et précieuse.
Les routes que j’emprunte caressent parfois la frontière mexicaine, prenant le risque de déchirer les amplitudes qu’elles traversent aux barbelés acérés du mur impressionnant qui délimite la frontière, et découpe le paysage en deux mondes. Les patrouilles dans ces secteurs s’intensifient, la tension est palpable. Même si la curiosité me pousse parfois à vouloir découvrir ce qui se cache de l’autre côté, c’est sur ce versant du mur que mon aventure se poursuit.
Les derniers jours au Texas ne seront pas tendres avec moi. De multiples crevaisons notamment dues à cette fameuse goat head, sorte de petite boule hérissée d’épines qui, à la manière d’une de ces herses que les forces de l’ordre jettent en travers de la route pour arrêter les voitures, me stoppent net dans mon élan. Sans compter le vent qui a forci, soulevant des nuages de sable qui jaunissent le ciel ou lançant quelques furieuses toupies de poussière - appelées dust devils - dont la capricieuse trajectoire a bien failli croiser la mienne. Il ne s’en est fallu que d’une paire de mètres avant qu’elle se désintéresse finalement de moi.
Et puis, après presque mille sept cents kilomètres à travers le deuxième plus vaste état d’Amérique, je finis par en voir la fin.
Mais avant cela, il y a El Paso.
Imaginez deux vastes villes qui rampent jusque sur les flancs des quelques montagnes environnantes. L’une est au Mexique, Ciudad Juarez, l’autre aux États-Unis, El Paso. Entre les deux, le mythique Rio Grande dont la vue est gâchée par cette imposante muraille, bien décidée à ne pas le lâcher. Et pourtant, de loin, tout laisse à croire qu’il s’agit d’une même et vaste cité. Je ne peux m’empêcher de penser à Berlin qui parmi ses heures les plus sombres a connu pareil clivage.
Il semblerait que l’écho de mon aventure m’est précédé. À peine arrivé, je suis sollicité par les médias locaux pour faire une interview à propos de mon expédition. C’est donc dans le hall du Gardner Hotel - lieu historique qui a notamment hébergé l’écrivain Cormac McCarthy durant la rédaction de certains de ses romans - que j’accueille en claquettes-chaussettes le journaliste ainsi que son cadreur. Ils m’accorderont un long entretien dont je ne verrai malheureusement jamais la diffusion. Je ne suis que de passage.
C’est ainsi que je suis reparti,
Serrant fort la main de Felix
Comme le symbole d’une amitié
Qui alors que ma silhouette disparaît au coin de la rue
Saura certainement se frayer un chemin
À travers les étendues qui nous séparent,
Comme autant de nouvelles
Amplitudes.
Teaser vidéo de l’interview accordée à KFox. Ils n’ont malheureusement pas été en mesure de me faire parvenir le fichier de l’interview complète.
Cher Benoît, je lis cet épisode texan alors que Marc me dit que tu es déjà dans ta partie pédestre… Je vrais rattraper mon retard de ce pas !
Pour avoir parcouru cette lonnngue route en voiture - avant ce nouveau mur de la honte je l’avais déjà trouvée très impressionnante dans sa longueur et sa solitude… Grâce à ta belle écriture, j’ai eu l’impression d’y cheminer à nouveau avec toi : merci pour le partage et bravo pour l’exploit extraordinaire !
Je lis la suite ce ce pas comme l’on fait des chapitres d’un très bon bouquin. Bon courage et meilleure chance.
Amitiés
Annie