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Photo du rédacteurBenoît Bérard

Deep South

Alabama - Mississippi - Louisiana


BORDURES


À ma tante et marraine Véro

Dont la force et le courage

Se déploient à présent en lumières

Aux reflets d’éternité.



Quelques coups de pédales suffisent pour franchir la rivière Alabama, frontière visible entre l’état du même nom et la Floride. Elle se faufile ainsi jusqu’au golfe du Mexique, un peu plus au sud.


Sweet Home Alabama !


Une promesse affichée en lettres cursives au moins aussi grandes que mes envies de changement après presque deux semaines le long d’un itinéraire d’abord très urbanisé au trafic dense, puis à travers des paysages où mon regard cherchait sans cesse un horizon soudain disparu, le plus souvent masqué par une végétation humide et compacte.


Des forêts aux racines plongées dans un miroir,

Symétries aquatiques infestées de moustiques et d’alligators,

Cours d’eau brunâtres où s’émiettent une végétation de surface,

Une nature tranchée en routes rectilignes fuyantes

Où les chemins de traverse s’évanouissent au pied d’interminables clôtures,

Hérissées de barbelés et flanquées d’avertissements sans équivoque.


D’un océan à l’autre,

Comme une inconcevable ampleur

Perdue dans le presque interminable,

Aux frontières sans cesse repoussées

De l’ailleurs, de l’inconnu et de l’inattendu.

Un ostinato de perpectives

Dont mon esprit cherche à segmenter l’architecture

En séquences concrètes.

Une main-courante face au vide.


Pour lutter contre le découragement.


Le kilomètre,

Le prochain virage,

Le dos de cette colline,

Cette station-service,

Ce restaurant,

Ce motel,

Cette ville.


Pour nourrir l’espoir.


La frontière de l’Alabama,

Les états à venir,

La nature sauvage,

Le désert,

Les montagnes

Et l’océan,

Pacifique.


Pour se donner du courage.


Ton visage,

Nos rires,

La course des hirondelle qui s’emmêlent dans les nuages d’un soir d’été,

La neige dans le faisceau orangé des lampadaires qui va jusqu’à étouffer le silence,

Vos silhouettes sur une ligne d’arrivée imaginaire :

Au bout de cette ascension,

À la fin de mon étape du jour,

À San Diego,

À Manning Park,

Au terminal de l’aéroport

Ou à La Chaux-de-Fonds.


De ces frontières dont la nature n’a cure, comme un espoir, j’espère voir surgir un ensemble de changements qui me permettraient de donner un nouveau visage à ce qui m’entoure. Sentir l’environnement qui évolue donne du courage car c’est une manière de matérialiser mon avancée, de réaliser le chemin que j’ai parcouru et de me nourrir de nouveautés que je peux patiemment décortiquer, assis sur la selle de mon vélo.


C’est donc rempli d’une énergie nouvelle que je fais mes premiers mètres en Alabama.


L’étroite bordure sur laquelle j’étais habitué à rouler jusqu’alors se rétrécie brusquement. Et puis, en son centre, des vibreurs gravés dans le bitume font leur apparition. Cela doit certainement être provisoire... Mais à mesure que les kilomètres passent, mes craintes se confirment en secousses violentes.


Je ne suis pas le bienvenu.


Pendant toute la traversée de cet état ainsi qu’en Mississippi et en Louisiane, je serai la cible de nombreux comportements anti-cyclistes. Du coup de klaxon appuyé au fil de nylon tendu à hauteur de gorge, tout y passe.


Démarrages en trombe,

Crissements volontaires de pneus,

Déjections d’amplificateur en fumées noires irrespirables,

Insultes,

Jets d’objets,

Frôlements volontaires.


Et puis il y a les chiens.


Plusieurs fois par jour, je me fais prendre en chasse. Les molosses ne sont pas rares sur le seuil de ces caravanes décrépies dont ils surgissent fréquemment. Heureusement, je parviens la plupart du temps à les semer à force de sprints intenses ou à coups de klaxon à air. Mais mon coeur s’emballe à chaque fois et j’ai de la peine à trouver mon rythme.


Cela m’épuise.


Depuis le début de ce parcours à vélo à travers les États-Unis, je ne suis pas épargné par les problèmes mécaniques. Même s’il n’est jamais agréable d’interrompre sa course en bord de route pour réparer une crevaison ou changer un pneu lacéré, cela fait partie des incontournables sur lesquels je n’ai aucune prise. En revanche, je réalise que la conception de mes roues n’est pas adaptée au voyage que j’entreprends. Elles répondent parfaitement aux critères de sorties sans ou avec peu de poids, mais elles ont de la peine à supporter la charge que je leur impose. Et pourtant, j’ai veillé à ne pas embarquer de superflu. Il faudrait sans nul doute ajouter une dizaine de rayons au vingt-quatre que je possède afin d’avoir une répartition du poids plus équilibrée. Les mamelons de rayons en aluminium sont certes légers mais ne résistent pas aux contraintes. Ils se fendent et cassent. Je dois donc composer avec des passages réguliers dans des bike shops pour faire réparer ou ajuster ce que je ne peux pas faire sur le bas-côté.


Les rednecks à pneus - comme je les appelle, la densité du trafic, les chiens et les ennuis mécaniques occupent une place prépondérante dans mon esprit. Cela requiert une vigilance et une attention accrues qui enchaînent mon esprit et qui ne lui permet pas de vagabonder librement. Au réveil, ces inquiétudes me saisissent et c’est la boule au ventre que je trouve la force de poursuivre.


Sans plaisir.

Je me sens en danger.


Alors chaque matin,

Je pars vers le couchant.

Comme une impatience,

Je roule vers une bulle de silence.

Comme une ombre

Reléguée au rang de tous ces objets

Qui éclaboussent les bordures

Et entre lesquels je titube.

Tessons, écrous et boulons.

Formes pointues, pneus éventrés et détritus.

Insupportable pollution.

Cadavres par légion.


Je suis dans ce que l’on appelle l’Amérique profonde. Reculée. Pas dans le sens où les espaces sauvages prédominent. C’est parce qu’elle est envahie par l’ennui et l’oubli. Et son architecture en est l’une des causes. Moi qui parcours les lignes de sa géométrie depuis des jours, une chose me frappe.


Il n’y a pas de centre.

Seulement des intersections.


Et ça fait toute la différence.


Quand l’histoire a de la profondeur,

Son coeur résonne sur des places

Et bat au rythme des fontaines

Jusqu’au parvis des églises

Et aux rires des enfants qui battent le pavé,

En une agitation joyeuse

Qui rayonne comme un soleil

Et amorce la courbe des sourires.

Elle favorise les échanges, génère des liens.

Fait d’une rencontre un rendez-vous.

Matérialise l’imperceptible en souvenirs.

Crée cette envie.

Celle d’être en vie.

Pour y revenir, demain peut-être.

Encore.


Mais l’Amérique s’est construite trop vite et selon une géométrie orthogonale. On est passé du rien au tout. Trop rapidement. Et quand il n’y a pas d’obstacles, on trace tout droit. On structure en horizontales et verticales. Il n’y a rien à éviter, il faut tout inventer. Alors, on crée des moules, on formate. La singularité a laissé place à l’universalité. La stimulation à la pauvreté intellectuelle. Parce que dans les régions que je traverse, il n’y a presque rien à faire, à voir ou à apprendre.

En dehors des grands centres urbains à qui l’on a réservé l’essentiel des innovations, l’Amérique se meurt, tombe en ruine et dans l’abandon. Les échoppes ferment au profit des grandes enseignes qui s’implantent à chaque intersection digne d’intérêt.


Les stations-service ont pris le relais.

C’est le soda que l’on entend couler aux fontaines.


Les gens se croisent comme des voitures

Parce qu’ils sont devenus automobiles.


Au pays de la toute-puissance motorisée, tout est conçu dans cette perpective. Du garage accolé à la maison jusqu’au lieu de travail, en passant par la banque, le supermarché, le fast-food et le coffee shop, le nombre de pas est compté. Surtout que les trottoirs sont généralement absents, ils ont laissé place à une piste supplémentaire.


Les gros pickups sont la norme. Surélevés par des suspensions et des pneus énormes dont on ajoute même parfois une rangée supplémentaire, leur consommation en essence et le bruit qu’ils génèrent sont indécents. Rompre le silence à tout va, impressionner par la démesure et attirer l’attention par des manœuvres extravagantes sont une manière de donner du relief à leur existence.


C’est offrir une substance à l’ennui.


Make America great again !


Un slogan on ne peut mieux choisi pour rallier cette frange de la population à une cause qui, évidemment, se préoccupe davantage d’étoffer leur masse électorale plutôt que de recoller les morceaux de leurs rêves brisés.


Alors, moi qui emprunte silencieusement « leurs » routes sans panache de fumée dans mon sillage, il est clair que cela en irrite plus d’un. Je le constate amèrement chaque jour.


Je roule pratiquement sans pause, je limite mes arrêts au strict nécessaire. Je n’ai qu’un seul but, arriver le plus rapidement à la fin de mon étape du jour, sortir de cet Alabama, fuir le Mississippi et m’extirper de la Louisiane.


Vivant.


Je m’accroche à l’espoir, aux miracles des frontières et aux promesses de l’Ouest.

Un eldorado où les immensités sauvages et désertiques brillent plus fort en moi que le reflet d’une pépite.


Le soir, je me réfugie la plupart du temps dans la chambre d’un motel. Les possibilité de camping sont presque inexistantes. Et de toute manière, au vu des tensions que j’accumule au fil de mes journées, être sur le qui-vive toute la nuit, dans ma tente, n’est pas une perpective que je privilégie, même si parfois, j’y suis contraint.


Le fleuve Mississippi prend avant tout sa source dans les innombrables symboles, histoires et mythes qui défilent dans mes pensées à mesure que je m’en approche. J’imagine quelques bateaux à aubes lasurés de blanc qui naviguent lentement, crapotant quelques panaches de fumées, au son d’une musique afro-américaine qui se décline en nuances de blues et de jazz. Et quelques dames qui s’éventent sous leur ombrelles immaculées, porte-cigarette, dentelles et bottines en lacets qui circonviennent jusqu’aux frontières d’une réalité évidemment bien différente sur laquelle je bute soudain, le temps d’une furtive apparition sur un pont à la circulation rapide, perpendiculaire à cet axe fluvial majeur servant avant tout les desseins d’une croissance qui dérive à la force de son courant.


J’ai finalement décidé de suivre la Southern Tier. Ce parcours balisé par l’Adventure Cycling Association. Il rallonge considérablement mon itinéraire initial et me demandera de redoubler d’efforts pour arriver dans les temps à San Diego, mais j’y vois la possibilité de sillonner ce pays avec plus de sérénité, car même si tous les tronçons ne sont pas idéaux, ils me mettent le plus souvent à l’abri des gros axes dangereux et font des détours volontaires dans des lieux dignes d’intérêt.


C’est ainsi que la Louisiane a fini par se dévoiler.


En d’épaisses rivières chargées de limon

Qui s’endorment en étendues marécageuses,

Où s’entortillent serpents, sirens et anguilles

Et engloutit la silhouette de quelques poissons-chat

Que l’on frit comme tout le reste à la mode cajun,

Sur ces pontons de bois bitumés

D’où décollent parfois quelques aéroglisseurs,

Dans ce bayou bien gardé

Par ces mines patibulaires

Qui se plissent à l’ombre de chapeaux paillés,

Au rythme des rocking chairs.


Le Texas enfin !

Une frontière comme on fend l’air,

Fantasmé en autant d’images d’Épinal

Auxquelles je me suis accroché sans certitude,

Avec espoir.

Celui de quitter les bordures

Qui ont matérialisé tant de craintes et de doutes.

Retrouver un peu de ce centre

Qui se déploie vers les immensités

Sauvages et silencieuses

De mon intimité.


Arrivée en Alabama : disparition de la piste cyclable.

Passage d’un pont juste avant Mobile en Alabama.

Muni de mon fameux klaxon à air, juste après avoir échappé à une nouvelle course poursuite avec un chien.

Mobile tower, Alabama.

Fleuve Mississippi et wagon historique.

Petit alligator et rivière Apalachicola à la frontière avec la Louisiane.

Bayou.

45 minutes d’attente à ce passage à niveau le temps qu’un fameux train de l’Union Pacific libère les voies.

N.b. Il y a un certain décalage entre mes récits écrits et mon avancée sur le terrain que j'essaie autant que possible de combler. Les premières semaines se sont révélées plus ardues que je ne l'avais imaginé. Les difficultés rencontrées ne m'ont pas toujours permis d'avoir la disponibilité mentale et temporelle pour écrire comme je l'aurais souhaité. Patience donc, la suite arrivera bientôt ! Et surtout, je vais bien.


Image d'illustration : Unsplash

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Argo

Bahamas

Florida

8 Comments

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Arnaud Bérard
Apr 30

En tout cas Kardouz, je te félicite sincèrement pour ta prouesse physique, et plus encore pour cette détermination dont tu fais preuve depuis de nombreuses semaines ! Et bravo également pour tes articles, qui nous montrent un sens plus profond de ton voyage, plus intime, dans lesquels tu arrives si bien à trouver les mots pour exprimer de belles choses 😊

Courage 😌

et bonne route😏

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Benoît Bérard
Benoît Bérard
May 02
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Merci Kardouz ! Te lire me fait chaud au cœur et me donne plein de courage pour la suite. Merci d’avoir pris le temps d’écrire ce joli commentaire 😘

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Guest
Apr 28
Rated 5 out of 5 stars.

Salut Benoît,

Malgré tout, l’Alabama a été un épicentre de combats politiques contre la ségrégation raciale, qui ont changé la donne des droits civiques aux U.S.

Mais quand les rouleurs de mécanique prennent le dessus, ce combat n'en finit pas.

Tu t'es sorti de toutes ces intimidations à l'abnégation et au courage, Chapeau à toi.

Encore bonne chance pour cet incroyable voyage initiatique.


Christian (ami de Vincent)


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Benoît Bérard
Benoît Bérard
May 02
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Salut Christian !

Une nouvelle fois très heureux de te lire. Merci de prendre le temps de suivre mes aventures et mes récits.

En effet, il reste encore d’autres combats à mener dans cette région mais pas sûr qu’ils soient encore tout à fait mûrs 😅

Bien à toi et à ta famille

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Annie Bernard
Annie Bernard
Apr 26
Rated 5 out of 5 stars.

Très beau texte comme d’habitude mais beaucoup d’inquiétudes aussi ; que de stress pour toi en plus de l’effort considérable ! On te souhaite de tout cœur de vite filer de ces régions inhospitalières.

J’ai un gros réseau d’amies aux Us / Texas. Si tu as besoin d’aide, de repos, de sécurité ou d’un lift… Passes-moi un texto avec ta position. Ma meilleure amie habite à Houston, son fils dans les grands espaces du Colorado où ils font beaucoup de trecking.

Amitiés de Marc et moi,

Gros bisous d’encouragement

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Benoît Bérard
Benoît Bérard
Apr 27
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Merci Annie et Marc pour votre message ! Effectivement, c’était une période compliquée dans cette deuxième partie d’expédition. C’est gentil d’avoir pris le temps de m’écrire et de me proposer ton aide. Comme je l’ai indiqué au bas de l’article, il y a un décalage entre ce que raconte dans ce texte et ce que je vis en ce moment. Je suis arrivé en Californie aujourd’hui, le Texas est donc déjà loin derrière… C’est d’ailleurs le thème du prochain article qui sera bientôt disponible à la lecture.

D’ici, l’air de l’océan paraît toujours aussi bien vous aller. Plein de bises

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Lucas Baumberger
Lucas Baumberger
Apr 26
Rated 5 out of 5 stars.

Ben ma couille, il faut les avoir bien accrochées pour jouer la fille de l'air dans ce monde de sans plomb. Accroche-toi, on est fiers de toi!

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Benoît Bérard
Benoît Bérard
Apr 27
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Merci mon Lu ! Je peux presque sentir l’odeur de l’autre océan, ça me donne du courage. Et ton message aussi.

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Salut !

Bonne lecture !

 

Laisse-moi un petit  commentaire, je le lirai avec plaisir.

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