Florida
UNE JOURNÉE SUR L’US 90
6h40
Comme presque chaque matin depuis onze jours, mon esprit a besoin de quelques instants pour réaliser où il se trouve, prisonnier d’un corps figé, endolori par les efforts de la veille et noyé dans les bras de cet océan qui s’invite encore parfois dans ma chambre, inondant mon sommeil de rêves liquides qui se perdent dans les mouvements immenses de l’horizon.
6h44
C’est une pâleur grise s’infiltrant à travers les rideaux délavés du motel Best Value Inn qui, à mesure que les contours du mobilier se précisent, transforme mon horizontalité en gravité et ma somnolence en présence. Une chambre qui regarde le temps qui passe depuis les années cinquante. Comme on en fait des milliers. Et qui met à jour son calendrier au fil de ces incessantes visites qui drainent dans leur sillage quelques indices de leur époque. Pour toutes celles qui n’ont pas été oubliées. Pour celles au moins dont ce qui reste de blanc mérite encore quelques égards.
7h00
Je prends quelques instants pour lire et répondre à celles et ceux dont ce vingt-quatre mars est déjà plus âgé de six heures.
7h22
Des gestes qui à mesure que les jours passent trouvent petit à petit des automatismes et se ritualisent. Chaque matin, c’est la même rengaine. Il y a les affaires qui voient le jour quotidiennement et celles qui sommeillent en attendant le moment opportun.
Il faut tout remballer !
Chaque pièce d’équipement a fini par trouver sa place, répondant à la fois à des critères pratiques et d’équilibre. Une charge qui se répartit en huit sacoches : deux de chaque côté de la fourche, une sous le cintre, la plus petite sur la barre horizontale du cadre, une triangulaire juste en dessous et les trois dernières à l’arrière.
7h58
Prêt au départ ! Enfin presque… Je réalise que la clé de ma chambre est restée dans la poche de mon short, au fond de l’une des sacoches la moins accessible de mon bagage.
8h04
J’ai bien fait d’enfiler mes manchettes, c’est l’une de ces matinées de printemps qui aime vous saisir à cru. Quelques coups de pédales suffisent à faire disparaître définitivement les néons aux couleurs fanées de l’enseigne du motel qui, comme tant d’autres, semblent avoir été conçus pour hésiter.
8h06
Trônant en découpage typographique, emblème et institution américaine, la Waffle House. Je parque ma monture devant l’entrée, réjoui à l’idée de pouvoir prendre un petit-déjeuner qui me permettra sans nul doute de subvenir à mes besoins calorifiques pendant une bonne partie de mon parcours du jour.
Quand soudain, un homme qui sort de l’établissement m’interpelle :
- Where are you going ?
- San Diego.
- San Diego ? California ?
- Yeah.
Puis, dans un mouvement que j’ose à peine imaginer, il met sa main dans sa poche et me tend cinquante dollars.
- Welcome to America ! And good luck.
Il s’est présenté sous le nom de Johnny Hendrix.
Dans l’élan de ce geste à l’étonnante générosité, je pousse la porte de l’établissement. Quelques tables s’adossent aux fenêtres bordées de banquettes en simili-cuir rouges. Dans des panaches de fumées de cuisson, des vapeurs de café-filtre et des effluves de gaufres qui dorent à l’intérieur de moules en estrade, les employés s’affairent derrière le comptoir dans cette cuisine ouverte. Leur visière serrée, enchemisés de bleu et leur tablier noir comme seul témoin visible de la hâte qui les presse, ils préparent des œufs sous toutes leurs formes, rôtissent bacon, jambon et saucisses ou alors grillent les fameux hash browns, genre de röstis à l’américaine.
Je m’asseye au bar et commande un All Day Special. La combinaison roborative dont j’ai besoin pour débuter cette journée sur l’US 90.
8h43
Je prends enfin le départ et dévale à toute allure la route qui joue - sur les deux-trois premiers kilomètres - à épouser les reliefs des collines environnantes. Quand brusquement, je réalise que je n’ai plus mon téléphone avec moi. Je l’ai laissé à la Waffle House. Faux départ !
9h00
Il a été retrouvé ! Vrai départ.
9h22
Filer à l’ouest, encore.
Interminable ruban bitumé.
Insaisissable point de fuite.
Et plonger de tout mon être vers le printemps
Qui surgit en battements d’ailes brûlantes.
Flammes à plumes, gazouillis du vent,
En bordure de route.
9h30
Chaque seconde comme une pulsation qui me rappelle à mes douleurs. À cette selle ardente dont je n’arrive pas à m’y faire, à toutes ces positions que j’explore et ces doutes qui en découlent.
Chercher un peu de confort dans l’inconfort. Trouver la force d’en sortir pour me ravitailler selon un plan que j’essaie de respecter scrupuleusement. De l’eau, régulièrement. Des électrolytes, toutes les vingt minutes. Un snack glucidique, chaque heure.
9h37
Il doit y avoir un problème de direction, mon guidon tremble fortement. Une oscillation qui s’accentue lorsque je lâche une main.
9h51
En bordure de route, un nombre considérable de caravanes et de mobile homes qui servent d’habitation à une majorité de résidents de cette région du nord de la Floride. Adieu les maisons cossues et les propriétés énormes qui rivalisaient de démesure dans un style tout à fait américain. Bardages délabrés, peinture pelée et cimetière d’objets en tous genres. Dans les serres d’une végétation qui semble en passe de reprendre tous ses droits ; des réfrigérateurs éventrés, des morceaux de ferraille, des barils rouillés et des véhicules démembrés. Des rideaux clos. Des lieux sur lesquels se posent quotidiennement une multitude de regards comme autant d’indifférence.
Les plus visibles des oubliés.
Et souvent, un chien livré à lui-même. Unique cerbère d’un lieu rythmé par les va-et-vient bruyants des voitures qui défilent en trombe. Quoi de mieux qu’un cycliste à prendre en chasse pour revendiquer ses droits, se dégourdir les jambes et fuir l’ennui ?
10h00
Mon problème mécanique semble prendre de l’ampleur. Arrêt au bord de la route pour appeler un ami. Tout est bien vissé et serré, il n’y a rien d’autre à faire pour le moment.
11h00
Deuxième appel dans un carrefour très fréquenté. Camions énormes et indécents pick-ups en bruit de fond. On reprend tout à la base, mais rien n’y fait. Un arrêt dans un bike shop semble inévitable.
12h13
Courte pause à Choctawatchee pour me ravitailler, remettre un peu de cette crème qui permet à mes douleurs de ne pas empirer et retirer mes manchettes.
12h43
Dans ce réseau de routes tracées à la règle selon un plan bien établi dans les années cinquante, inchangé depuis, et dans une sorte de morosité presque universelle, à chaque intersection de voies principales, le même type d’établissements affichent leurs couleurs au sommet de totems, temples d’une société qui n’en finit pas de consommer. En témoignent cette multitude de pick-ups arrêtés, moteur allumé, pendant de longues minutes à la station-service. À moins de trois dollars le gallon (3,78l) on peut bien se le permettre non ?
Seul carburant dont j’ai besoin pour poursuivre : une banane, une barre de céréale et une boisson sportive.
13h27
Comme un mantra, ces voix de cyclistes que j’entends me rappeler au fil de la journée :
- Pédale rond ! Ne te contente pas d’effectuer un simple mouvement de poussée de haut en bas. Pense à exploiter l’énergie dans toutes les phases de la rotation.
13h35
Varier autant que possible la position de mes mains sur le cintre : cocottes, arrondis du guidon et barre horizontale.
Les bouts de mes pieds ont tendance à s’engourdir au fil des heures. Mes doigts également.
13h40
Un mirage.
13h41
Un phare arrière qui clignote.
13h42
Une silhouette.
Un autre vélo.
Des sacoches.
13h45
Je rencontre Felix. Un Néerlandais d’une soixante d’années. Il fait la Southern Tier. Une voie tracée de Jacksonville à San Diego par l’Adventure Cycling Association. Comment ai-je pu passer à côté ?
Il aura fallu plus de mille kilomètres pour que j’aperçoive un premier bike packer.
13h54
Réservation effectuée dans un motel de Crestview.
14h37
À l’ombre des forêts qui longent parfois la route,
Tapies sous les aiguilles de pin qui sèchent au soleil,
Puis soulevées dans mon sillage,
Quelques-unes de ces odeurs.
De celles qui font surgir des fragments de passé,
Baignés dans la profondeur d’un soir d’été.
15h16
Ma dernière vitesse ne passe plus. Mon vélo tout entier oscille, il semble comme ramolli.
15h48
Penser à tous les kilomètres que je dois encore parcourir me décourage. Surtout à ceux que je devrai effectuer à pied. Et dire que toute la distance que je fais en pédalant il faudra l’accomplir en marchant…
Je suis fatigué.
Focaliser son attention sur le prochain arrêt.
Aller au moins jusque-là.
Demain je ferai pareil.
C’est ainsi que j’avance.
16h04
Je n’ai plus d’énergie. Il reste pourtant quelques kilomètres à combler. Je prends une gomme énergétique.
16h31
Plus de 140km aujourd’hui. Ma plus longue étape jusqu’à présent.
16h47
L’eau chaude qui s’écoule comme un passage presque expiatoire de l’effort ruisselant vers le réconfort et qui s’immobilise en repos.
17h16
En ouvrant la porte de ma chambre, je manque de peu d’assommer Felix qui passait par-là.
Il n’avait pas prévu de s’arrêter à Crestview.
17h29
Premier repas sous la forme d’un fast food à l’arche jaune.
17h59
Sur les conseils de Felix et de ses nombreuses expériences de bike packing sur le sol américain, j’achète un klaxon à air comprimé pour me prémunir des attaques de chiens.
18h14
Boire une bière avec Felix, assis sur une chaise devant la chambre du motel.
Écouter. Raconter. Partager.
Transformer un peu d’inconnu.
Filer le maillage de mes pensées intérieures avec d’autres mots.
Se sentir plus riche.
Et à la fois plus léger.
19h30
Comme chaque soir, je prends un moment pour écrire dans mon journal de bord.
19h58
Quelle aubaine ! Ce motel dispose d’une buanderie.
20h23
C’est l’heure du deuxième repas. Assis au bar, quelques ailes de poulet désossées recouvertes d’une sauce buffalo piquante et un hamburger, l’œil irrémédiablement attiré par l’un de ces nombreux écrans qui diffusent des événements sportifs en tous genres.
Question récurrente : qui vient vraiment regarder du golf dans un bar ?
21h39
Lire quelques lignes si je tiens le coup.
23h05
Je me suis endormi sans demander mon reste. Et j’ai oublié de faire sécher mon linge…
23h15
L’obscurité comme un silence.
Et quelques pensées blotties
Dans le lit de ma rivière
Aux reflets de cette journée
Sur l’US 90.
D'autres photos de la Floride prises les jours précédents :
Illustration photo de couverture : Unsplash
Accroche toi Benoît ont est tous avec toi ont t'envoient nos nos pensées positive et nôtre courage dont nous n'avons plus besoin pour le moment.
J'ai confiance en toi tu vas réussir car tu es une personne persévérante et endurante. De tout cœur avec toi.
Thierry et Florence.
J'aime cette rédaction chronologique qui me permet de me rendre compte de ton expérience quotidienne.
Ça m'a pas l'air facile ton histoire, mais je crois en toi ! Un km après l'autre. Le vélo est une thérapie !
Duc