Méditerranée
Dernière mise à jour : 3 mars
TEST DE NAVIGATION
Bien avant l’aube, les phares du taxi éclairent le quartier encore endormi. Nous partons en direction de l’aéroport de Bâle pour prendre le vol qui nous attend à destination d’Olbia, en Sardaigne. Quelle sensation étrange de pouvoir décider, en l’espace de quelques heures, de m’engager dans une telle aventure avec Peter. Nous nous connaissons à peine, quelques courts échanges écrits et une brève rencontre en début de semaine auront suffit pour qu’il me propose de l’accompagner pour cette navigation en Méditerranée. Une opportunité à ne pas manquer. Elle me permettra à la fois de parfaire mes connaissances en navigation mais aussi (et surtout) d’apprendre à mieux nous connaître, dans un contexte proche de la réalité que nous rencontrerons si nous décidons de nous engager ensemble dans cette longue traversée de l’Atlantique. Le programme est établi : un passage de plusieurs centaines de milles nautiques à travers la Méditerranée, de la Sardaigne à l’Espagne avec au minimum deux escales; la première à Minorque et la seconde à Majorque.
Après quelques pas sur le tarmac sarde, je suis à la fois saisi par ce sentiment de liberté et par quelques appréhensions, aussi. Comme c’est souvent le cas, elles sont intimement liées à la part d’inconnu qui réside en chaque chose. Elles se traduisent par de nombreuses questions qui n’ont pas encore eu suffisamment de temps pour tourner dans ma tête, et c’est peut-être mieux ainsi. Allons-nous nous entendre ? Est-il digne de confiance ? Est-ce l’opportunité que j’attendais ? Je ne me fie qu’à mon instinct. Ce précieux allié que j’apprends lui aussi à connaître, un peu mieux chaque jour. Cette voix qui doit se faire entendre mais que le quotidien étouffe parfois, motivé par les tentations superficielles qui prédominent dans notre société et cette interminable course contre-la-montre où l’on passe d’une chose à l’autre sans avoir le temps, bien souvent, d’en saisir la substance. S’aventurer, c’est retourner à ce qu’il y a d’essentiel en nous, c’est le chemin que j’ai choisi et une des premières étoiles de mon expédition. L’air marin qui soudain me saisit emporte avec lui mes questionnements.
Après une bonne heure de bus, nous retrouvons Simon à Palau. Un ami de longue date que Peter se réjouit de retrouver. Cette traversée se fera donc à trois à bord de Pepa, un bateau de la marque Alumarine avec une coque en aluminium de 49 pieds (env. 15 mètres). Résistant, stable et très bien équipé. Je l’aperçois au loin, au milieu de la baie. Pour y accéder nous montons à bord du petit zodiac amarré au quai. Une fois à bord, nous procédons à un contrôle des installations. Bien nous en a pris car Peter détecte rapidement un problème au niveau du moteur. Une des courroies d’entraînement est un peu détendue mais surtout, une des pièces métalliques essentielles au bon fonctionnement du moteur est cassée. Il faut réparer. Comme tous les magasins sont fermés, nous devons improviser et créer une pièce de rechange à partir d’un serre-joint que nous perçons, meulons et découpons.
Après deux heures de travail, les mains dans le moteur et sous une chaleur étouffante, nous pouvons enfin lever l’ancre. Les conditions météorologiques sont idéales hormis le vent qui ne souffle pas très fort, mais il en faudrait plus pour nous décourager. Nous hissons la grand-voile, déroulons le génois et prenons la mer. À bâbord, les côtes rocheuses de la Sardaigne. À tribord, nous distinguons les falaises corses de Bonifacio que seuls quelques privilégiés dont nous faisons aujourd’hui partie peuvent admirer sous cet angle. Et puis ensuite, face à nous, la mer à perte de vue, jusqu’à l’horizon.
Cap plein ouest, là où le soleil se couche et là où s’étend avec ses allures d’infini, l’océan Atlantique. Le jour décline peu à peu. Après un plat de spaghettis et quelques préparatifs, nous organisons les veilles de nuit. Chacun prendra des tranches de deux heures jusqu’à ce que le soleil se lève. Lorsque mon tour de garde arrive, il n’y a que moi, les étoiles qui scintillent et les douces oscillations de la coque bercée par les vagues. Il y a dans ces mouvements un apaisement dont je cherche à m’emplir autant que possible. Et puis soudain, au loin, les premières lueurs de l’aube qui dévoilent pour la première fois, un horizon à 360 degrés.
Peter et Simon émergent de leur sommeil et me rejoignent sur le pont. J’ai déjà déjeuné, eux font l’impasse. Ils semblent être de petits mangeurs. Hier je n’ai pas eu mon content. C’est un point qu’il faudra discuter si cette transatlantique se concrétise. Entre-eux, ils ne parlent que le suisse-allemand. Malgré tous mes efforts, je ne parviens qu’à saisir quelques mots. Cela me met un peu à l’écart de leurs échanges. Je m’adresse à eux en anglais ou en allemand mais très vite, la discussion bascule dans leur langue maternelle. Ce n’est pas très plaisant, mais je prends sur moi. C’est également un sujet que nous devrons aborder.
La mer est désespérément plate, nous attendons patiemment que le vent se lève enfin. Plusieurs dizaines d’heures nous séparent encore de Minorque. Nous profitons du temps qu’il nous est donné pour effectuer quelques réparations et rangements. Vivre l’instant présent, voilà ce que la mer peut aussi nous apprendre.
Soudain, le bateau tourne brusquement et commence à faire un cercle. Le pilote automatique n’en fait qu’à sa tête. Tout le monde s’agite pour tenter de rétablir la situation mais la ligne de pêche que nous avons installée à l’arrière du bateau s’emmêle autour de la quille et autour de l’hélice. Peter me regarde et me lance : « Are you a good diver Benoît ? » Je ne prends guère le temps de réfléchir et réponds par l’affirmative. Quelques minutes plus tard, je me retrouve assis à l’arrière du bateau, équipé d’un masque et d’une paire de palmes. Une seule solution, plonger à plusieurs reprises sous la coque pour démêler cet enchevêtrement de nylon. L’eau est plutôt fraîche et j’ai le souffle court. Cela ne joue pas en ma faveur lors des premières plongées. Sous mes pieds, c’est le grand bleu. Environ deux mille mètres me séparent du fond. J’imagine un instant ce qui pourrait surgir de ces ténébreuses profondeurs mais m’efforce de focaliser mon attention sur le travail à accomplir. Tout à la fois, je suis émerveillé par les rayons du soleil qui pénètrent élégamment la surface et forment sous l’eau une forêt de lumière. Je dois m’y reprendre à plusieurs reprises, c’est une sacrée pagaille, mais je finis par résoudre le problème. Nous pouvons enfin repartir.
L’après-midi est déjà bien avancée lorsque tout le monde décide de se trouver un petit coin pour se reposer. Peter et Simon s’étendent dans leur cabine, je m’allonge sur le pont, baigné par la chaleur du soleil. Je sens l’air caresser mon visage, je me sens seul au monde, c’est grisant ! Tout à coup, j’entends le bruit caractéristique du frein de la canne à pêche, il y a une touche, c’est certain. Je rejoins le plus rapidement possible la poupe et commence à effectuer les gestes que j’ai appris lors de mes nombreuses sessions de pêche au bord du Doubs. Mais là c’est une autre histoire, ça tire fort et je lutte seul pendant une dizaine de minutes. Je ne saurais dire lequel du poisson ou de moi a réussi à tirer la plus grande partie de la couverture à soi. Je décide de ralentir le bateau pour effectuer moins de tension sur la ligne. Cela réveille Peter qui me rejoint sur le pont. Je lui passe la canne à pêche et vais chercher le crochet. Le poisson est à présent à quelques mètres. Cela ne fait aucun doute, c’est bel et bien un thon. Incroyable ! Le menu du soir est tout trouvé. Moi qui était inquiet de ne pas manger à ma faim, me voilà rassuré.
Comme la marche, la voile est une manière de se déplacer qui laisse à l’âme le temps de voyager et à l’esprit l’espace pour se nourrir de bonheurs simples qui rendent l’Homme heureux. La canne à pêche qui soudain rassemble l’équipage autour de la même euphorie, le vent qui gonfle à nouveau les voiles, le spectacle des algues fluorescentes activées par les remous provoqués par les frottements de l’eau sur la coque, la bonne musique qui retentit sur le pont, l’expression de l’ennui qui soudain cède la place aux sourires sur les visages de Peter et Simon. Mais par-dessus tout, je suis subjugué par le spectacle qu’offre le ciel une fois la nuit tombée et que je reste seul sur le pont durant mes heures de garde. L’absence de pollution lumineuse révèle tout leur éclat et offre aux plus lointaines étoiles la possibilité d’entrer à leur tour dans la ronde.
Il fait encore nuit, c’est mon deuxième tour de garde. Pour une raison que je ne parviens pas encore à expliquer, toutes nos montres se sont déréglées. L’organisation millimétrée de ces tranches horaires équitablement réparties prend - si je me place du côté de mes compatriotes suisses-allemands - un accent romand. Je finis par enchaîner deux tranches consécutives, je lutte contre le sommeil qui telles les sirènes d’Ulysse m’envoûte et ne demande qu’à m’emmener vers ses douces profondeurs. Impossible de me laisser aller à cette presque irrépressible sensation, la vie de notre petit équipage en dépend, sans exagération aucune. L’horizon qui semble se fondre dans l’infini est bien plus proche qu’on ne le pense. Il ne suffirait que de quelques minutes pour qu’un navire qui joue les équilibristes sur cette ligne virtuelle fonce droit sur nous. Je peux lutter tant que je peux mais je sais qu’il finira, tôt ou tard, par m’emporter. La solution réside dans les compromis : dormir par intervalles réguliers de dix minutes jusqu’à la relève. Soudain, le vent forcit. La surface de la mer se creuse et le voilier tangue de plus en plus. Chaque déplacement demande l’aide de mes deux mains pour m’accrocher à tout ce qui est possible. Un énorme bruit retentit ! Peter et Simon se lèvent d’un bond et nous nous retrouvons tous les trois au centre du bateau, sous le pont. Une armoire s’est ouverte et toute la vaisselle se retrouve au sol. Il y a de la casse mais rien de grave. Plus personne ne dormira pour cette fin de nuit. Trois personnes à œuvrer simultanément pour manœuvrer le navire ce n’est pas de trop dans ces conditions.
Le jour se lève enfin, je n’aurais dormi que deux heures, mais le spectacle offert par l’aube suffit à me faire oublier la fatigue. Je rejoins la proue en m’accrochant fermement au bastingage et en "clippant" les mousquetons de mon gilet de sauvetage à la ligne de vie qui relie les deux extrémités du pont. J’enserre le mat du génois avec mon bras droit et me place aussi à l'avant que possible. C’est l’endroit du bateau où l’on ressent le plus les mouvements de la mer. Parfois, la proue utilise les vagues comme des tremplins avant de soudain s’écraser dans ces murs d’eau d’un bleu profond qui éclatent en mille éclaboussures ou se transforment en d’impressionnants paquets d’eau qui inondent le pont. C’est l’endroit que je préfère. J’aime sentir le goût des embruns et l’air du large qui fouette mon visage. C’est aussi un lieu de rencontre. Avec soi-même déjà mais aussi avec les quelques dauphins qui viennent parfois s’ébattre dans les remous, fidèles à ce petit rendez-vous. Je mesure le privilège que j’ai d’être là, en ce précieux instant.
Quelques puffins au profil taillé pour la chasse en mer font leur apparition, la terre ne doit plus être très loin. En son centre, l’horizon perd de son horizontalité, c’est à présent une certitude, Minorque est en vue !
Après 277 milles nautiques (soit 513 kilomètres) et presque cinquante heures de navigation continue, nous jetons l’ancre dans la petite baie de Fornells, charmant petit village minorquin aux maisons immaculées. Pour moi, c’est ici que la traversée se termine. Peter décide de profiter des deux prochains jours pour effectuer différents travaux sur le bateau. Nous passerons une journée entière à remplacer la grand-voile et le génois. Le nouveau gréement est éclatant mais le travail est long et fastidieux. Il faut monter au sommet du mât à la force de nombreux tours de winch, plier toutes les dizaines de mètres carrés de voiles dans un espace restreint. Nous remplaçons les cordages, travaillons sur l’étanchéité et effectuons de la maintenance générale. J’apprends beaucoup. J’aurais bien sûr souhaité poursuivre ma traversée jusqu’à Majorque et Barcelone, mais j’aurais finalement plus appris de ces deux journées que si nous avions immédiatement repris la mer.
Il est un peu plus des sept heures lorsque le petit dinguy s’éloigne du bateau sur une mer d’huile sur laquelle se reflètent les premières lueurs de cette journée de départ. Je jette un dernier regard en direction de Pepa et lui dit à bientôt, j’espère. Après un petit café sur la place déserte de S’Algaret, je salue mes deux compagnons de voyage et monte à bord du taxi qui ronronnent le long de l’allée.
Très bien écrit Benoît, belle évocation, merci
Bises
Merci de prendre le temps de partager tes expériences et tes ressentis avec nous 😊
Merci cher frere pour ce partage touchant et palpitant!